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Ce matin-là Harold se réveillait au fond du baraquement 10 meublé de lits étagés et empli d’êtres puants. Hier tout s’était accompli comme dans un rêve : la descente du train, les yeux endoloris par la lumière du jour après ce trajet effectué dans la semi-pénombre du wagon à bestiaux. Et puis les voix hurlantes, les chiens baveux, les bottes cirées et les cravaches hargneuses, des files humaines découpées sur la neige : bagages sur le côté, hommes ici, femmes là, vieux un peu plus à gauche, non loin des enfants en bas âge et des femmes enceintes.

Harold ne comprenait rien, juste qu’il était pris de vertige : la faim le tenaillait depuis des jours, le froid commençait à grignoter sa peau. Que lui voulait-on au juste ? Où était-il vraiment ? Et ses parents qui avaient disparu de l’horizon… Un homme lui adressa un drôle de geste : il pointa le bras en direction de l’autre bout du camp puis fit un mouvement bizarre avec la main.

– « Quoi, ils travaillent là-bas ? C’est ça ? »
– « Non, ils ne travaillent pas là-bas. »
– « Mais cette fumée… »

Cette odeur inconnue et pourtant si immédiatement familière.

Harold était alors âgé de vingt-cinq ans. Toutefois, il reconnut Heinrich qui avait été dans sa classe au lycée. Il tenta de l’interpeller, mais Heinrich ne lui répondait pas, ne le considérait en aucune façon. Ses vêtements étaient impeccables, sa tenue incroyablement droite, mais son regard paraissait vide. Pas de compassion ni de haine, juste une froideur écrasante. Harold l’avait souvent battu aux échecs et Heinrich perdait alors de bon cœur, promettant qu’il allait progresser et que, bientôt, il le vaincrait. Plus de bonne volonté et pas de victoire non plus. Juste un état de fait accablant : Harold décomposé et Heinrich figé en pantin réglé pour tuer. Il l’a vu massacrer un prisonnier à coups de crosse de fusil, ouvrir et fermer les portes assassines. Heinrich était à ranger parmi les pires, ceux dont le premier souci était d’être méthodique.

Il y avait aussi un chien appelé Ralph, dressé pour mordre les êtres trop lents et pour achever ceux à terre. Ralph avait de bons yeux, mais on l’avait programmé à l’exécution.

Combien de temps encore ? Comment supporter cette puanteur, celle de l’atmosphère, la sienne, celle des autres ?

J’invente Harold, je le compose de toutes ces voix entendues, de ces mots lus, concentrant le fil rouge :

« 90% gazés en arrivant », « tes parents sont partis dans le camion… », « les trains arrivaient à un rythme effréné », « les petites chaussures tombaient sur la rampe d’arrivée », « les bébés… », « on voyait des flammes sortir des cheminées », « si, ils sortent, regarde la fumée », « ma mère me tenait par la main ».
« Sur le quai de la gare, l’homme m’a dit : “va à gauche, à gauche c’est la vie, à droite c’est la mort” », « échapper à la chambre à gaz ».

Ces enfants sacrifiés, ces jeunes gens perdus, comme Harold, pris dans les rets des camps de la mort, ce vieil homme qui ne peut se considérer « vivant » et que personne n’a voulu écouter à son retour de captivité…

« Il fallait marcher, sinon on vous abattait. On marche pendant trois jours et trois nuits », « des momies », « c’était fini, il n’y avait plus de paroles. Le mot épuisé », « sept tonnes de cheveux sont stockées », « la peur se lisait dans leurs yeux », « un constat : “je vis” », « un cadavre si mince ».
« On nous a dit : “En route ! Vous verrez bien.” », « des loques… déjà à moitié morts », « on va vous épouiller… “Oui, c’est ce que nous voulons.” Tout nus, ils dévalaient un escalier… camions à gaz », « solution finale ».

Mais Harold existe de manière indéracinable. Il concentre tous ces cadavres, l’étoile épaisse qu’on lui a épinglée un jour sur la poitrine et qui ne le quitterait plus.

Harold a tenu bon un certain temps, puis trop affaibli Heinrich l’a achevé. Harold a compris, juste avant de mourir, comment la folie et l’intelligence politique d’un homme avaient su absorber les petites vengeances pour nourrir l’exécration de l’Autre. Pourquoi Heinrich le battait-il à mort ? Un mot a résonné avant qu’il n’expire : « sélection ». Harold dit dans un dernier souffle : « ce n’était qu’un jeu d’échecs ». Heinrich rétorqua : « oui justement » et sa crosse s’abattit sur son crâne fracturant chacun de ses os.

[Fragment rédigé pour l’essentiel en 2005]

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