7 min de lectureEntretien avec Annie Salager, écrivain

Autour du Pré des langues

Annie Salager a déjà écrit de nombreux ouvrages, essentiellement d’ordre poétique, tels que Figures du temps sur une eau courante ou encore Terra Nostra. Elle a aussi traduit en français des ouvrages de langue espagnole et collaboré à des revues ou anthologies.

Vous avez déjà un long trajet d’écriture derrière vous qui s’est essentiellement exprimé à travers la forme poétique. Pourquoi avoir choisi la forme du récit aujourd’hui avec Le pré des langues ?
Essentiellement c’est vrai, mais j’ai aussi déjà fait un roman, Marie de Montpellier, un roman historique basé sur la coexistence des trois religions au XIIIe siècle. Et puis là, l’éditrice m’a demandé un livre. J’avais des notes de mes voyages là-bas et, en somme, c’est cette demande qui m’a incitée à trouver une forme, puisqu’elle voulait qu’on parle d’un lieu et que je n’avais pas envie de raconter mon enfance, c’est un peu rasoir.

Donc ce n’est pas la volonté d’adopter une autre forme d’écriture.
Non, la forme est venue avec la contrainte de la demande. Mais ceci dit, dans mon livre Terra Nostra, il y a un texte sur la Grèce, qui s’appelle « Calendrier solaire » qui est presque tout en prose. Il n’y a pas loin de la prose poétique au poème. J’ai eu plaisir à écrire ce livre.

Dans cet écrit, vous évoquez une langue, un patois local, en insistant sur sa dimension d’interdit qui en faisait une autre langue, comme une seconde langue maternelle.
Ça c’est tout à fait capital. À vrai dire, je dis patois, parce que mes grands-parents disaient « patois », mais c’est l’occitan. Et il n’était pas interdit à part que l’école, évidemment, imposait le français comme il se doit, comme elle l’avait imposé à ma mère. De plus, mes parents qui étaient à Paris avaient dit à mes grands-parents : « il faut lui parler Français ». Mais les gens entre eux parlaient l’occitan.

En quoi ce facteur est-il déterminant, ajoute-t-il un parfum supplémentaire à ces paysages d’enfance ?
Justement, je crois que cet espèce de bilinguisme que j’ai eu a contribué – ensuite j’ai fait des études d’espagnol d’ailleurs – à mon désir poétique. Je crois que quand on écrit, très souvent on cherche quelque chose qu’on ne trouvera jamais.

Oui, vous le dites dans votre livre : on cherche toujours une autre langue encore en dessous…
Oui, c’est ça. Roger Kowalski qui était mon contemporain, mort jeune, disait que quand il écrivait « la forêt », jamais il n’allait retrouver le « Der Wald » maternel avec ses résonances. C’est moins un interdit que quelque chose qui constitue, je crois, le rêve, le désir de langue. Écrire de la poésie, c’est avoir un désir de mots, de langue.

…Ce qui évoque la dimension d’indicible.
C’est ça que je veux dire. Le poème cherche le silence sous les mots, l’indicible ; il contredit le vocabulaire, les mots. Donc, ça m’a aidé à ça, il me semble.

Plus largement, pensez-vous que la langue, avec ses accents, ses intonations, ses soupirs, renferme les contours de notre identité et de sa mémoire ?
Il y a dix ou vingt ans, je n’aurais peut-être pas dit oui. Mais maintenant, je le sens bien plus comme ça. Ce que j’ai essayé de faire dans ce petit livre, c’est justement, par le biais de femmes qui faisaient des kilomètres comme partout pour vendre leurs œufs, d’évoquer le passé, les guerres, le viol des femmes éternel… Je crois que de façon inconsciente, génétique, nous avons cette mémoire. Je crois vraiment que la langue, oui, est notre identité. On vit dans une langue, ce qui enlève pas mal les frontières d’ailleurs aussi. Parce que ça donne envie d’aller dans les autres, de communiquer avec les autres.

« Les mots nous disent, nous créent, nous ouvrent, nous donnent notre dimension catastrophiquement, tragiquement impossible, notre dimension tragique finalement, c’est le mot. »

S’agissant de votre rapport à l’écriture, vous reconnaissez-vous dans ces propos de Samuel Beckett : « il faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent […] ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire. » (L’Innommable)
« Devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire » oui… Je n’ai pas le génie de Beckett et j’ai une autre forme d’esprit, plus louangeuse, plus tournée vers la beauté. Oublier un peu la saleté humaine [rires]… malgré moi. Mais effectivement je crois que les mots toujours m’ont portée, nous portent. Oui, bien sûr, je me reconnais, c’est même fondamental. Les mots nous disent, nous créent, nous ouvrent, nous donnent notre dimension catastrophiquement, tragiquement impossible, notre dimension tragique finalement, c’est le mot.

Ce sentiment qui rejoindrait l’indicible que par l’écriture on s’est peut-être déjà dit, qu’on a capté quelque chose, mais que c’est une poursuite sans fin.
En fait, c’est ça, c’est une poursuite sans fin, oui. Bien sûr, ce sont les mots qui vous portent, qui vous révèlent à vous-mêmes. C’est intéressant votre citation, parce que précisément, c’est bon pour toute écriture, pour la géniale écriture de l’Innommable ou pour une écriture bien différente, plus axée sur le poème, la beauté, la louange.

C’est une question, oui, que l’on pourrait poser à tout écrivain. Mais il y a dans votre ouvrage des phrases qui m’ont vraiment évoqué cette idée : « ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire », devant la porte qui s’ouvre sur elle.
Effectivement, c’est ça que, écrivant, j’ai trouvé et je ne le savais pas avant d’écrire Le pré des langues. C’est en écrivant, en creusant que j’ai eu en effet ce sentiment que le bilinguisme, auquel je n’avais pas pensé sous cette forme-là pour moi, m’a amenée vers cela, que j’étais portée par cette recherche, vers la continuation de la recherche et vers ce moi qui sans cesse se dérobe. L’écriture, si ça n’est pas ça, c’est un travail intellectuel qu’on a tous en nous aussi. Mais l’écriture au sens créatif, elle est ce que dit Beckett et je la ressens comme ça.

Il y a un autre passage, en lien avec le premier, où Beckett écrit : « Étrange peine, étrange faute, il faut continuer… », comme s’il y avait cette sorte de culpabilité sans faute qu’on porte tous. Pour vous cet aspect-là est-il présent ou davantage l’aspect jubilatoire. Ou bien les deux sont-ils perpétuellement mêlés ?
Hélas les deux toujours mêlés [rires]. Parce que de la culpabilité, de l’angoisse, de la faute, j’en ai. Je crois que l’écriture m’a toujours servi d’équilibre. C’est pour cela que j’ai commencé jeune, un peu malgré moi. On écrit malgré soi aussi. Mais le jubilatoire il est là et c’est ça qui fait que ça s’appelle plutôt poème. Et puis, de tout façon, même si on a une écriture plus noire, le jubilatoire il existe dans l’écriture même. Une fois Fusaro me disait que Van Gogh, même avant son suicide, avait du plaisir à peindre.

>> Pour aller plus loin : se reporter à la lecture Le pré des langues

Parutions
  • Webzine Plumart, n°36, décembre 2001.
  • Revue L’Aleph, « Lieux et Non-Lieux d’Écriture », n°10, septembre 2002.

 

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