10 min de lectureEntretien avec Jean-Jacques Wunenburger, philosophe

À propos de la télévision

Note de l’auteur : il me paraît intéressant de publier à nouveau cet entretien réalisé il y a 18 ans. Et ce, pour plusieurs raisons.
Sur le versant positif, on peut constater la mise en place effective de dispositifs alors embryonnaires autorisant une plus grande liberté culturelle : vaste choix de programmes télévisés, large possibilité d’utilisation individuelle du médium cinématographique (DVD,VOD, replay, etc.).
Sur le versant négatif, il y a la persistance, plus exactement la diffusion accrue, de programmes de divertissement de qualité particulièrement médiocre (auxquels il faut ajouter, bien entendu, toutes les dérives de la télé-réalité…). À relever aussi la dépendance narcotique, épinglée par J.-J. Wunenburger, de nombre de personnes à l’égard des systèmes audiovisuels, qui est loin d’avoir reculé.
Enfin, on peut déplorer le fait que la télévision et, plus largement, l’image soit restée dans un champ anomique. Autrement dit, pour citer le philosophe, « diffusée n’importe comment, par n’importe qui, consommée n’importe comment ». Il y a là un enjeu réflexif, d’autant plus important avec la circulation des images sur Internet. 


La réflexion philosophique de Jean-Jacques Wunenburger concerne les problèmes de rationalité, d’image, d’imagination et d’imaginaire, mais aussi d’esthétique, de philosophie politique et de philosophie morale. Il a publié de nombreux ouvrages dont La Raison contradictoire, L’Imaginaire, Questions d’éthique et Philosophie des images.


[Entretien réalisé en 1998]

 

Quelle appréciation globale portez-vous sur la télévision d’aujourd’hui ?
Je distinguerais d’un côté le système technique qui consiste en des techniques de diffusion d’images à domicile et à distance, et de l’autre les contenus, c’est-à-dire les images et sons qu’on y diffuse.

Sur le premier point, je suis très sensible au fait que, jusqu’à récemment, la télévision constituait une sorte de gigantesque toile d’araignée qui branchait les foyers sur des systèmes de diffusion d’images et de sons. Or, on peut se demander s’il n’y avait pas là une sorte de vaste système, non pas de contrôle et de surveillance, mais de diffusion à sens unique de l’information et de l’image, qui faisait des populations des consommateurs passifs et standardisés. Situation d’autant plus manifeste que pendant très longtemps – et dans beaucoup de pays c’est encore le cas –, il y avait peu de choix de programmes d’images.

Pour le deuxième point, on peut déjà noter que les contenus eux-mêmes sont dépendants du système technique. Les téléspectateurs sont captifs de la télédiffusion des contenus et surtout de l’heure des programmations de ces images. Ce point me semble très important, parce qu’il conditionne des rythmes sociaux (ainsi le journal télévisé qui rythme la vie des populations comme jadis les offices religieux ou la cloche dans les villages). D’autre part, ce système de diffusion contraint également à subir un déroulement linéaire des programmes et de leur réception. Cependant, nous sommes en train d’assister à une mutation de la technique de la télévision avec non seulement une prolifération des programmes, mais aussi une possibilité pour les téléspectateurs d’être beaucoup plus maîtres de leurs choix. Cela a déjà commencé avec les systèmes d’enregistrement et de rediffusion personnels, et je crois qu’il va falloir, progressivement, se débrancher des systèmes centralisés pour que chacun puisse regarder ce qu’il veut quand il veut. Il y aurait là alors un espace nouveau de liberté culturelle qui a été supprimé pendant des décennies sans que personne ne s’en aperçoive. C’est cela qui me paraît le plus surprenant. La plupart des forces politiques qui ont analysé les rapports de pouvoir et de savoir dans nos sociétés n’ont pas assez prêté attention à ce qui massivement en était l’instrument, à savoir la télévision, source d’oppression, en tout cas de pression sur les esprits. Quand on sait que trois ou quatre heures par jour sont consacrées à visionner des images à domicile et que nos contemporains s’en préoccupent si peu, je m’étonne du retard de la critique politique de la télévision. D’ailleurs, lorsque quelqu’un réagit c’est un événement – ainsi le dernier commentaire de Bourdieu. Mais ce que dit Bourdieu est une évidence depuis longtemps ; aussi arrive-t-il avec trente ans de retard.

La télévision est-elle, selon vous, susceptible de développer l’imagination ?
Ma réponse est nuancée. Il y a ancien système et nouveau système technologique. Ce dernier est en cours d’installation et de développement, et peut donner la possibilité pour chacun d’avoir une banque de données d’images chez soi et d’opter de manière libre pour ces activités de visionnement.
Dans l’ancien système, la télévision a aussi été incontestablement une bouffée d’oxygène d’images (pas encore d’imaginaire) pour des populations qui avaient été sevrées d’un certain nombre d’émotions du fait du développement de la société urbaine. Cet appauvrissement sensoriel, affectif, imaginatif dû au phénomène urbain a été indéniablement compensé par la télévision. Elle a joué une fonction de lucarne fantastique, qui ouvre sur de la rêverie, de l’exotisme, des mythes, etc. Cela dit, je pense qu’il y a dans le système homme-machine de la télévision un certain nombre d’obstacles comportementaux qui font que cette part d’imaginaire reste relativement limitée. Pour deux raisons : premièrement, il y a une frénésie de consommation d’images, de telle sorte que celles-ci n’ont pas le temps de faire vraiment rêver ; deuxièmement, nous avons affaire ici à une technique d’accélération des images, d’accumulation de celles-ci. La télévision, de ce point de vue, est victime du même obstacle psycho-esthétique que le cinéma, c’est-à-dire l’image mobile. Il ne s’agit pas, là encore, d’une critique du cinéma en tant que tel. Le film est un produit de l’art des images très riche par rapport à l’image statique, photographique, mais du fait même des vingt-quatre images-seconde, il y a tout de même une sorte de dérapage permanent des regards et peut-être aussi de la rêverie qui peut en résulter. Il faudrait donc comparer l’expérience esthétique de la contemplation d’un tableau fixe et ce qui résulte d’un acte de vision d’un film.

« […] s’intéresser à la télévision est, à mes yeux, philosophiquement essentiel, car le problème de la circulation des images a été trop délaissé. On s’intéresse aux conditions de travail, de la consommation alimentaire, à la vie sexuelle des populations et pas à ce qui se passe dans leur esprit pendant trois ou quatre heures. »

Que préconisez-vous, pratiquement, contre les effets nocifs de la télévision ? À quelles conditions peut-on concevoir un imaginaire créatif, porteur de sens ?
Il faut, en premier lieu, essayer de contribuer à un débat collectif sur la dépendance des téléspectateurs à l’égard des systèmes audiovisuels, qui relève, à mon avis, d’une dépendance narcotique, au sens où il y a de nombreuses personnes qui ne peuvent se passer d’un programme à heure fixe. Il faut essayer d’améliorer le rapport de l’homme à la technologie télévisuelle, en lui apprenant à s’en servir, afin de retrouver une liberté. Ce qui constitue un problème à la fois culturel et politique. Je serais alors tenté de préconiser une pédagogie de la peur (au sens de H. Jonas), sachant que des arguments banalement rationnels ne suffisent pas. On peut prendre, par exemple, la voie de l’hygiénisme, c’est-à-dire du discours médical de la santé publique, en disant que nous sommes en train de devenir des sociétés d’assistés de l’image et que ces systèmes d’aliénation psychique doivent être débranchés. Ce discours est évidemment « dramatique » mais il peut favoriser la réflexion.
S’agissant des contenus, il faut les différencier. D’abord, il y a les images qui ne peuvent se passer du support audiovisuel, c’est-à-dire celles qui touchent à l’actualité, donc à la reproduction du réel, à savoir les informations. On peut déplorer, philosophiquement, cette sorte d’immédiateté de l’histoire par rapport à notre vie intellectuelle, mais elle existe et on ne peut la supprimer. C’est une manière de se servir de la télévision qui est irréversible et qui doit, là aussi, être mise au service de la liberté, par des codes reliant ceux qui sont vus et ceux qui voient. Quant aux autres contenus de divertissement et de détente, je pense qu’il faut continuer d’alerter sur leur pauvreté. Il y a une part de divertissement futile qui a toujours fait partie de la culture humaine, mais qui peut certainement faire l’objet d’une meilleure concurrence avec d’autres programmes. On en vient à une troisième catégorie qui est l’image de « culture ». Le médium cinématographique a des atouts, mais il faut précisément le transférer sur une utilisation individuelle, sinon on tombera toujours dans la tentation d’une télévision éducative, qui finit par être aussi une télévision de conditionnement idéologique.

En somme, on peut distinguer trois exigences : la première concerne la liberté d’utilisation, ensuite une demande qualitative d’images et enfin la possibilité de faire de l’image un produit interactif qui permette à son tour une créativité. Celle-ci existe dans la vidéo et les nouveaux produits de l’image électronique qui doivent de plus en plus susciter l’intérêt de ceux qui étaient auparavant assis passivement devant l’écran de télévision. Mais ces transformations dépendent d’incitations culturelles et donc politiques. Il ne faut pas attendre que le marché fasse surgir de nouveaux besoins, mais c’est à la culture tout entière d’en faire un enjeu urgent. L’image ne doit plus être subie mais doit susciter des normes relatives à ses conditions d’utilisation. Il existe bien des normes pour le corps avec la médecine, pour les activités intellectuelles avec l’instruction, et il n’y a rien pour l’image ! Elle est dans un champ anomique : diffusée n’importe comment, par n’importe qui, consommée n’importe comment. Aussi s’intéresser à la télévision est, à mes yeux, philosophiquement essentiel, car le problème de la circulation des images a été trop délaissé. On s’intéresse aux conditions de travail, de la consommation alimentaire, à la vie sexuelle des populations et pas à ce qui se passe dans leur esprit pendant trois ou quatre heures. Le système technique a été mis entre parenthèses, on commente simplement la qualité des images, mais on ne s’interroge pas sur le contexte anthropologique et culturel. D’ailleurs, très rapidement les mêmes problèmes vont se poser pour l’ensemble des systèmes de production et d’échange d’images ; Internet devra bientôt susciter un même type de critique que la télévision. On ne peut pas revendiquer des idéaux de liberté, d’autonomie et en même temps prétendre donner à chacun une part de rêve et d’imaginaire si l’on n’évalue pas le médium lui-même.


>> Pour aller plus loin : se reporter au livre de Jean-Jacques Wunenburger, L’homme à l’âge de la télévision, PUF, coll. « Intervention philosophique », 2000.

Parutions
  • Revue L’Aleph, « Autour de la télévision… », n°0, novembre 1998.

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