4 min de lectureEssai sur la fatigue

« Dans la fatigue et la solitude le divin ça sort des hommes. »

L. F. Céline, Voyage au bout de la nuit.

Peter Handke, Essai sur la fatiguePeter Handke s’arrête sur le phénomène de la fatigue, s’attarde sur elle pour en déceler les aspects multiformes. L’Essai sur la fatigue ou parler du spectacle de la fatigue, tenter de « raconter les différentes visions du monde des différentes fatigues. »

1) La fatigue qui isole, coupe du reste du monde, déformant, défigurant tout ce qui est autour. Fatigue affreuse : « ce cercle d’acier autour des tempes, le sang qui se retire du cœur ».

C’est celle qui s’empare de l’enfant, lui imprimant un sentiment de honte pour n’avoir su ou pu rester parmi les siens.

C’est la fatigue de l’étudiant – sans plus de honte : dans les amphithéâtres de l’université d’abord, pendant les cours mornes (voix ressassantes des professeurs, dénuées de tout enthousiasme). Ensuite émerge « une fatigue d’un nouveau genre, inconnue à la maison : la fatigue dans une chambre, en bordure de ville, seul, la “seulfatigue”. » Un pied est mis alors dans les contrées de l’insomnie qui – l’issue du sommeil interdite – vient modifier la perception du monde pour imprimer le sentiment de « malédiction d’une espèce humaine manquée, reléguée sur une planète qui n’est pas la bonne… » La chambre devient cellule où résonne ce « une nuit-sans-sommeil-encore ».

C’est celle aussi qui s’empare des amants (subitement « possédés par le démon-fatigue »), menace terrible de l’amour au bord tout à coup de l’extinction, du foudroiement : « dans l’amour – ou comment sinon nommer ce sentiment de plénitude, de satisfaction ? – l’irruption de la fatigue met soudain tout en jeu. Désenchantement ; d’un coup les lignes de l’image de l’autre s’effacent ; lui, elle, ne donne en l’espace d’une seconde d’effroi plus aucune image ; l’image de la seconde d’avant n’avait été qu’un reflet de l’air : Ainsi pouvait-il en être fini, d’un instant à l’autre, entre deux êtres humains – et ce qu’il y avait de plus terrifiant, c’est que du coup, on semblait aussi en avoir fini avec soi-même ».

La voilà la fatigue qui désunit, creuse l’écart entre les êtres pour les ramener à leur solitude, à leur incommunicabilité.

2) Et puis il y a l’autre fatigue, la bonne fatigue : celle qui réunit, qui rassemble. D’une tonalité plus douce, elle redessine les visages, les contours du monde selon une sorte d’humanité retrouvée. Sorte de bulle de douceur, de lieu de rassemblement des êtres, ne serait-ce que pour un instant.

Celle du travail en commun, la fatigue « entre nous » : fatigue que l’on savoure pris dans son nuage « esthétique » et purifiant. La fatigue cette fois a su attendrir la chair des êtres ; elle est réunion, génératrice de chaleur et non plus de climat glacé.

En atteste, à l’encontre, le « tas grouillant, continu, de tueurs et d’hommes de main qui se met effrontément en scène », qui n’est autre que celui des « infatigables », des toujours « frais et dispos ».

Celle de l’après écriture où l’on devient un « Intouchable ». Sentiment de bien-être. Renversement essentiel : « ce n’était pas la société qui était inaccessible pour moi, mais c’était moi qui l’étais pour elle, pour tous. » Chaleur plus égoïste sans doute puisqu’elle ne concerne que soi, mais elle permet une vision plus lucide du réel qui nous entoure.

À l’image des versions tranchantes de l’existence, voici la fatigue et ses différentes tonalités : d’une part, la fatigue douloureuse, hideuse, alliée de la Faucheuse, rendant chacun à son intrinsèque solitude, s’allie avec la clairvoyance : tombent « tous ces masques de sympathie » ; on voit l’égoïsme, la méchanceté, toute la cruauté nouée dans les fils de l’existence. D’autre part, apparaît le versant d’une relation plus approfondie avec les êtres et le monde dans laquelle peut s’établir une profonde communicabilité.

Essai sur la fatigue
Peter HANDKE
Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt
Gallimard, coll. « Arcades »
1991
80 pages

Avec cet ouvrage, s’ouvre le triptyque poursuivi par l’Essai sur le juke-box et l’Essai sur la journée réussie.

Parutions
  • Revue L’Aleph, « Autour de la télévision », n°0, novembre 1998.
  • Webzine Plumart, n°29, mai 2001.

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