16 min de lecture« La nature ne fait rien en vain »

Aristote et la rationalité de la nature

Se faire spectateur de la nature et de la vie qui l’anime amène un certain nombre d’interrogations. Au sein de ce vaste ensemble tout est-il soigneusement ordonné et calculé ? Ou bien n’est-ce là qu’un formidable chaos placé sous le seul signe du hasard ? S’agissant alors de l’existence et de la morphologie de chacun des êtres de la nature, tout est-il pour le mieux, c’est-à-dire rigoureusement prévu ? Ou bien y a-t-il des couacs, des fausses notes, des imperfections ? Bien plus, peut-on établir une ligne de partage avec d’un côté le noble et l’estimable, puis de l’autre le sans intérêt et le méprisable ?
S’exprimant dans le traité des Parties des animaux sur l’intérêt de la biologie, Aristote considère que, dans l’étude de la nature, il n’y a rien de négligeable. Il ne faut, dit-il, « négliger aucun détail qu’il soit de médiocre ou de grande importance [1] ». Ainsi, invite-t-il l’observateur, non seulement à ne pas « se laisser aller à une répugnance puérile pour l’étude des animaux moins nobles », mais aussi à faire écho à Héraclite qui, ouvrant sa porte à des étrangers, leur déclarât que « là aussi il y avait des dieux ». Ceci parce que, comme Aristote en est convaincu, « dans toutes les œuvres de la nature réside quelque merveille ». C’est dire par conséquent que chaque animal, chaque être « réalise sa part de nature et de beauté ». Aux yeux du philosophe, une telle affirmation n’a rien d’un vœu pieux ; elle se veut au contraire fondée en raison. Il s’agit là d’une réflexion en liaison directe avec des observations aussi nombreuses que précises. « Car, assure-t-il, dans les œuvres de la nature ce n’est pas le hasard qui règne, mais c’est au plus haut degré la finalité [2]. » D’où il découle l’évidence suivante : « la nature ne fait rien en vain », autrement dit « la nature ne fait rien d’inutile ». Voilà le principe fondamental qu’Aristote dégage du spectacle du monde vivant.
Pour tenter d’en éclairer la signification, nous nous intéresserons alors principalement au traité des Parties des animaux duquel est tiré ce grand principe, ainsi qu’à celui de la Génération des animaux, tous deux riches d’études biologiques indispensables à notre propos. Mais d’abord, si elle ne fait rien en vain, qu’est-ce que la nature ? Question qu’il paraît, en premier lieu, nécessaire de se poser. La représentation qu’Aristote nous en donne est en effet très particulière et, en cela, fort édifiante. À partir de là, nous pourrons tenter de mettre en évidence la rationalité de la nature et de dégager les implications majeures de l’approche aristotélicienne.

« La nature ne fait rien en vain » : tel est bien, selon Aristote, le principe fondamental qu’il nous faut retenir du monde vivant. Cette idée est à ses yeux essentielle précisément parce que c’est elle qui vient régir la structure et la vie des animaux. C’est, plus encore qu’une idée, une véritable loi qui fournit l’explication des formes de toutes les espèces. Comme l’écrit Pierre Louis dans son étude sur Aristote, ces diverses formes sont des « gestes » de la nature [3]. En effet, Aristote nous représente bien souvent celle-ci comme une personne vivante pourvue de sagesse, c’est-à-dire agissant toujours en connaissance de cause. Dire donc que la nature ne fait rien en vain, c’est dire qu’elle sait parfaitement ce qu’elle veut, qu’elle vise une fin sans jamais la perdre de vue. Ainsi, organise-t-elle les parties des animaux suivant un plan préétabli, en songeant à tout. Idée que Pierre Louis traduit ainsi : « Elle fabrique, comme un bon ouvrier, tissus et vaisseaux. […] Pour disposer les chairs sur les os, elle imite le sculpteur qui place un bâti avant de modeler la glaise. » La nature, selon les termes mêmes d’Aristote, c’est un « architecte » engagé dans la réalisation de son Grand Œuvre. Ce qu’exprime aussi très bien Jean Marie Le Blond à propos de la Méthode chez Aristote quand il parle des « schèmes de l’industrie », insistant là sur le parallélisme opéré par l’auteur entre la nature et l’industrie humaine. Aristote le précise lui-même dans la Physique comme tel : l’art « imite la nature » assure-t-il. En effet, s’agissant d’accomplir une production, que ce soit selon la nature ou selon l’art, les deux activités parcourent les mêmes étapes. Ainsi la nature se voit-elle personnifiée et présentée, pour reprendre l’expression de Le Blond, comme une sorte « d’artisan cosmique » : en tant que « la fin est une action », c’est bien à la manière d’un artiste que la nature agit, qui fabrique et arrange harmonieusement, car « la fin en vue de laquelle un être est constitué et produit, tient la place du beau [4] ».
Il faut dès lors considérer que « la nature ne fait rien d’inutile ». Si alors, pour ne prendre qu’un exemple, les poissons n’ont pas de paupières, ce n’est pas par hasard, encore moins par erreur ou oubli, mais uniquement parce qu’elles ne leur serviraient à rien. Ces parties sont destinées à protéger les yeux contre les impuretés suspendues dans l’air. Or l’eau présente moins de risques pour la vue. Aussi les paupières sont inutiles aux poissons. C’est pourquoi ils en sont dépourvus [5]. Par conséquent, chaque partie du corps, chaque organe, est constitué en vue d’une fin.
Plus encore, de ce principe général, il suit que la nature non seulement ne fait rien d’inutile, mais aussi qu’elle agit toujours pour le mieux. Pour Aristote, parmi les possibles, la nature ne manque jamais de réaliser le meilleur. En attestent notamment les différents types de systèmes pileux. Chez l’homme, les poils sont sur le devant du corps, car c’est là que se trouvent les parties les plus précieuses et les plus vulnérables. Aussi la nature veille-t-elle de la sorte à les protéger. Il en va autrement pour les quadrupèdes chez lesquels ces parties sont situées en dessous du corps, donc plus à l’abri. Ainsi les poils sont plus épais sur le dos et moins abondants sur le ventre [6]. La conformation générale des animaux est à ce propos plus qu’édifiante, montrant que « la nature participe non seulement à la vie, mais encore au bien-être [7] » : pour la plupart d’entre eux, les parties du corps sont symétriques relativement à un plan qui le coupe par le milieu. De là, presque tous les organes sont doubles : membres, reins, poumons, ainsi que ceux des sens, oreilles et yeux. Et si la nature tend à réaliser cette symétrie dans toutes les parties du corps et chez tous les animaux, c’est justement parce qu’elle est facteur de beauté et surtout d’équilibre. Notion qui nous met alors sur la voie d’un premier enjeu fondamental de l’œuvre raisonnée de la nature. Car, d’après Aristote, ne rien faire en vain, cela signifie, pour la nature, procéder à une répartition en tout point équilibrée de la matière dont elle dispose.

Une juste ordonnance, c’est donc d’abord une loi d’équilibre. Partant du principe que « toute chose a besoin d’un contrepoids pour atteindre l’équilibre et le juste milieu [8] », Aristote constate que, ne faisant rien en vain, « toujours, en effet, la nature s’ingénie à remédier à l’excès d’une chose en lui juxtaposant son contraire, afin que l’un compense l’excès de l’autre [9] ». Cette notion d’équilibre est un élément si essentiel pour le philosophe que c’est à elle, précisément, qu’il fait appel pour appréhender la morphologie des êtres vivants.
D’abord en ce qu’elle lui permet d’expliquer et de justifier la place occupée par certains organes et, à partir de là, le rôle qu’ils jouent dans le fonctionnement de l’être vivant. Ainsi, ce n’est pas fortuit si la moelle épinière est le prolongement du cerveau. Celui-ci est en effet la partie la plus froide du corps, tandis que la moelle, elle, est naturellement chaude. Elle est alors « de par sa nature […] tout le contraire du cerveau [10] ». L’un est donc destiné à équilibrer l’autre. De même, si « la nature a fabriqué le cerveau » c’est « en contre-partie de la région du cœur et de la chaleur qui s’y trouve [11] ». Car, de la sorte, il « tempère la chaleur et l’ébullition qui règnent dans le cœur [12] ». Il y a par conséquent, les exemples sont nombreux, pour la place de chaque organe une évidente raison d’équilibre, l’un servant toujours de contrepoids à un autre.
C’est ensuite la même loi d’équilibre ou de compensation qui permet de rendre compte de la présence ou de l’absence de certaines parties suivant les animaux. Ce qui conduit Aristote à énoncer la règle suivante : « l’accroissement d’une partie se trouve compensée par l’absence d’une autre [13] ». C’est une des lois les plus importantes de la nature vivante. D’où notamment le développement des cornes sur le front de plusieurs mammifères en rapport direct avec le manque de dents incisives à la mâchoire supérieure. L’un est cause de l’autre. Bien plus, cela revient en fait à dire que l’absence d’incisives a favorisé la pousse des cornes. La nature, en effet, dans son œuvre régulatrice, n’attribue pas un excédent de matière à plusieurs parties à la fois. Elle va donc réduire une partie afin d’en développer une autre, donner à celle-ci ce qu’elle retire à celle-là. Ainsi, il est rationnel que les animaux qui ont le pied fendu aient deux cornes, car la nature restitue sur la tête la quantité de matière retranchée aux pieds [14]. Et, si la nature ôte d’un côté ce qu’elle donne de l’autre, c’est bien justement, ne l’oublions pas, parce qu’elle a l’habitude de ne rien faire d’inutile ou de superflu. En cela, la constitution des rapaces est très parlante. Leur corps est petit par rapport aux ailes, car c’est dans celles-ci que passe l’essentiel de la nourriture, afin de donner à l’oiseau de proie des moyens d’attaque et de défense. Au contraire, les oiseaux qui ne volent pas ou peu ont le corps beaucoup plus développé [15]. C’est bien la loi de compensation qui s’applique, selon Aristote, à tous les animaux.
Enfin, la loi de compensation ou d’équilibre, si elle explique la taille et la place de chaque organe, permet également de rendre compte de leur fonctionnement. Ce n’est pas le hasard qui fait que les règles cessent pendant l’allaitement, mais pour la simple et bonne raison que « la nature du lait est la même que celle des règles [16] ». « Car, ajoute le philosophe, la nature ne peut pas prodiguer ses efforts en deux directions à la fois : si la sécrétion se produit d’un côté, il est nécessaire qu’elle manque de l’autre [17] ». C’est alors mettre l’accent, les exemples précédents nous le faisaient pressentir, sur un autre élément essentiel : le principe d’économie inhérent à l’œuvre de la nature.

Aristote nous l’a bien montré : la nature utilise au mieux la quantité de matière dont elle dispose pour former les parties des animaux. C’est dire par conséquent que cette quantité n’est pas illimitée. Rappelons-le : la nature, pour développer une partie, en réduit toujours une autre. Ainsi, une juste ordonnance, si c’est parvenir à un équilibre biologique, c’est aussi une loi d’économie : la nature, explique Aristote, tel « un bon maître de maison […] a l’habitude de ne rien jeter de ce qui peut avoir quelque utilité [18] ».
La loi d’économie implique alors d’abord que la nature, en vue d’un résultat déterminé, emploie toujours le moins de matière possible. C’est pourquoi les os longs des vertébrés ont la forme de tubes épais au lieu d’être pleins. Par ailleurs, dans le même souci d’économie, la nature veille à ce que les animaux ne gaspillent pas les aliments nécessaires à leur survie et développement. De là s’explique la longueur des intestins : celle-ci n’est nullement excessive malgré les apparences ; elle est le moyen de promouvoir une absorption plus lente et une assimilation plus complète de la nourriture. D’où également la forme et l’emplacement de la bouche des requins, disposée comme telle afin d’empêcher d’avaler trop de nourriture à la fois.
D’où cette conséquence non moins importante : la nature emploie souvent un même organe pour des fonctions diverses. Tel est le cas de la bouche dont le rôle premier est de recueillir la nourriture, mais qui sert aussi à la respiration et à la production des sens, et qui aide encore chez beaucoup d’animaux aux actions de défense [19]. L’utilisation du même organe pour remplir plusieurs fonctions n’est néanmoins, précise Aristote, pas générale. La nature ne le fait que lorsque le résultat est favorable à la vie de l’animal. Ainsi la bouche qui, en assurant à la fois l’ingestion de la nourriture et la respiration, contribue à satisfaire les deux besoins essentiels de l’être vivant, à qui il est indispensable de se nourrir pour vivre et de se refroidir pour se conserver.
Dernière conséquence, celle-ci sans exception : la nature attribue toujours chaque organe uniquement aux animaux capables de s’en servir. Aussi ne gaspille-t-elle pas les moyens, les réservant aux animaux auxquels ils sont utiles. C’est pourquoi les parties destinées à l’attaque et à la défense ne sont fournies qu’aux animaux capables d’en faire l’usage le plus efficace. Tel est le cas pour les défenses, les crocs, les cornes, les ergots. Les serres recourbées sont réservées aux rapaces, les pattes palmées aux oiseaux qui nagent, etc. Toujours, et ceci est fondamental, la nature crée l’organe qui correspond à la fonction, c’est-à-dire qui en permet l’exercice dans les conditions les plus favorables. En conséquence, si l’homme a des mains, c’est parce qu’il est plus intelligent des animaux. En effet, l’être le plus intelligent est le plus capable de pratiquer un grand nombre de techniques. Or la main est en elle-même plusieurs outils puisqu’elle peut mettre en œuvre quantité d’instruments divers. C’est donc bien en raison de son intelligence que la nature a mis à la disposition de l’homme l’outil le plus utile, la main. Par là même, l’homme se voit pourvu de l’arme qu’il veut quand il veut. « Car la main devient griffe, serre, corne, ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir [20]. » L’existence de la main de l’homme s’offre comme le meilleur exemple de cette prudence toujours en éveil dans la nature.

Ainsi la proposition : « la nature ne fait rien en vain » ne résonne-t-elle pas comme un pur idéal. Elle constitue bien plutôt le cadre d’une démarche tout autant scientifique que philosophique.
Scientifique, car en excluant de la sorte toute irrationalité de l’œuvre de la nature, elle marque d’abord la volonté résolument moderne d’Aristote de se faire théoricien, c’est-à-dire de tenter d’établir des principes généraux – ce que nous avons tenté de montrer avec la loi d’équilibre et d’économie – capables d’expliquer les structures du vivant. Ce qui signifiait par là même pour l’auteur se faire praticien en se livrant à des observations, de l’homme à la crevette en passant par les quadrupèdes, d’une ampleur et d’une précision époustouflantes.
Philosophique, car en nous faisant ainsi plonger dans les plus petits recoins du monde vivant, donc en insistant sur la nécessité de se préoccuper du moindre rouage de l’architecte-nature, Aristote fait se déprendre d’une estimation relative à nos seuls attirances et dégoûts, trop humaine dirait Nietzsche. Pour la nature, quand bien même vise-t-elle à l’économie, il n’y a pas d’un côté le noble et de l’autre le vil. Car, nous l’avons vu, chacun de ses êtres est l’objet de soins particuliers en vue de sa préservation. À ce propos, La génération des animaux est plus que significative. En effet, plus les animaux sont petits, plus leur progéniture est nombreuse. Ainsi la propagation des souris ou des insectes qui pullulent un peu partout le montre. Par conséquent, la nature combat toujours le risque de destruction de l’espèce, comme en ce cas par le nombre des individus qui la composent.
Aristote le disait dès le début des Parties des animaux : « quand il s’agit de la nature, il faut s’occuper de l’assemblage [21] ». Ici ce n’était pas seulement l’homme de science, en quête de démontrer la rationalité de la nature qui parlait, mais aussi le philosophe convaincu que, répétons-le : « chacun réalise sa part de nature et de beauté ».
Si Aristote, notamment avec l’exemple de la main, n’oublie pas la place privilégiée de l’homme, le vivant ne nous apparaît pas moins comme une totalité à respecter comme telle, comme une vaste horloge, dont chaque pièce doit être l’objet d’attention si l’on veut que la mécanique fonctionne ; en somme comme une immense orchestration dont la moindre note, fourmi ou crapaud, mérite considération de notre part.

 


[1] Aristote, Les parties des animaux, traduit du grec par Pierre Louis, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Collection des universités de France », 1990, I, 5.

[2] Ibid.

[3] P. Louis, La découverte de la vie : Aristote, Paris, Hermann, 1975.

[4] Aristote, Les parties des animaux, op. cit., I, 5.

[5] Ibid., II, 13.

[6] Ibid., II, 14.

[7] Ibid., II, 10.

[8] Ibid., II, 7.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Ibid., IV, 8.

[14] Ibid., III, 2.

[15] Ibid., IV, 12.

[16] Aristote, De la génération des animaux, traduit du grec par Pierre Louis, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Collection des universités de France », 1961, IV, 8.

[17] Ibid.

[18] Ibid., II, 6.

[19] Aristote, Les parties des animaux, op. cit., III, 1.

[20] Ibid., IV, 10.

[21] Ibid., I, 5.

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