4 min de lectureLes dieux ne s’occupent pas de nous

Épicure et la crainte des dieux

L’école épicurienne entend dépouiller l’élan religieux de toute superstition, estimant que les dieux, installés au loin dans les inter-mondes, sont radicalement séparés des hommes. Dans l’imagerie populaire, les dieux font figure de gouvernants du monde manifestant leur toute puissance par l’ordonnancement régulier des phénomènes naturels et leur colère dès lors que ces mêmes phénomènes se révèlent désordonnés et dangereux – foudre, tremblements de terre, épidémies, etc. C’est là la porte ouverte au discours d’impiété, à l’imagination des Enfers, aux pratiques sacrificielles pour apaiser le courroux des dieux, important du même coup l’enfer imaginé dans la vie même.

Une telle conception ne fait qu’entretenir les hommes dans la crainte des dieux et de la mort. En conséquence, elle aggrave leurs tourments et contribue à les rendre malheureux. Or, les dieux considérés hors de ces représentations, rendus donc à leur condition divine, ne se préoccupent pas des affaires terrestres. Aussi n’interviennent-ils aucunement dans la vie des hommes, tout autant dans sa part vitale que dans sa dimension mortelle.

En rappelant que les dieux ne se soucient pas du monde, on porte à la crainte qu’ils inspirent un coup décisif capable de rendre l’homme à lui-même.


Voir Épicure, Lettre à Ménécée, § 123, 124.

Lucrèce, poète et philosophe latin (né vers 98 – mort vers 55 av. J.-C.), disciple d’Épicure, écrit en ce sens : « Les dieux, en effet, par le privilège de leur nature, doivent jouir d’une durée immortelle dans une souveraine paix, séparés, éloignés de nous et de ce qui nous touche, à l’abri de toute douleur, de tout péril, puissants par leurs propres forces, sans aucun besoin de nous, insensibles à nos services, inaccessibles à la colère. » (Lucrèce, De la nature, GF – Flammarion, 1964, livre I, p. 20). Voir aussi le paragraphe achevant le livre II : « Que ces vérités se gravent bien dans ton esprit et la nature aussitôt t’apparaîtra libre, affranchie de maîtres superbes, gouvernant elle-même son empire sans contrainte et sans l’aide des dieux. Car j’en atteste […] arracher la vie à des innocents. » (Ibid., p. 82).

Nietzsche rendra un hommage appuyé à la critique de la religion effectuée par Épicure dans L’Antéchrist, § 58.


Contexte

Les philosophies hellénistiques – stoïcisme, épicurisme, cynisme et scepticisme – partagent ce trait commun de viser une sagesse définie comme ataraxie, libération des émotions troublantes. Quête d’autant plus appuyée qu’elle s’inscrit dans un contexte politique particulièrement troublé, incitant l’individu à compter avant tout sur ses forces propres. Rappelons que s’opèrent alors de grands bouleversements à l’intérieur du monde grec : s’amorce la fin de la cité grecque classique pour le passage à la période hellénistique. Celle-ci va de la mort d’Alexandre le Grand (323) à la mainmise de plus en plus prononcée de Rome (197-30 av. notre ère).

Le type de sagesse incarné par les philosophies hellénistiques répond au besoin de trouver, dans un monde en proie au désordre et à l’insécurité (ex. : de 307 à 261 : 46 ans de guerres et d’émeutes), une forme d’équilibre, une quiétude non compromises par les vicissitudes extérieures. Éradiquer ce qui peut perturber l’existence étant l’enjeu primordial, l’effort de l’homme sur lui-même consiste à supprimer ce qui, en lui, peut être source de souffrance.

Épicurisme – Repères chronologiques

  • 341 : naissance d’Épicure à Samos ;
  • 310-306 : Épicure commence à enseigner à Mytilène et à Lampsaque ;
  • 306/305 : installation de l’école épicurienne (le Jardin) à Athènes, rivale de l’école stoïcienne (le Portique) ;
  • 290 : rupture de Timocrate avec Épicure ;
  • 271/270 : mort d’Épicure à Athènes, en proie à la souffrance et à la maladie, laissant une œuvre immense (au moins 300 titres) dont il nous reste peu de choses : la Lettre à Hérodote, la Lettre à Pythoclès, la Lettre à Ménécée et quelques maximes.
  • 270 : Accession d’Hermarque de Mytilène au scholarquat ;
  • 201 : Basilide de Tyr devient scholarque ;
  • 110 : Zénon succède à Apollodore comme scholarque du Jardin ;
  • 79/78 : Cicéron et Atticus entendent Zénon à Athènes ;
  • 75 : accession de Phèdre au scholarquat.

Beaucoup plus tard la doctrine fit son entrée en Italie, après la conquête romaine de la Grèce.

Le saviez-vous ?

En -306, Épicure fonde son école à Athènes – le Jardin – où il reste jusqu’à sa mort. La vie au Jardin se caractérise par une grande frugalité et un culte profond de l’amitié. L’école est ouverte à tous, même aux femmes (dont des prostituées et des esclaves), car Épicure, dans son souci de guider tous les hommes sur la voie de la sagesse, reconnaît à chacun le droit de philosopher. Le Jardin se démarque ainsi radicalement des deux grandes écoles qui avaient recueilli l’héritage de Platon et d’Aristote : l’Académie (à vocation élitiste) et le Lycée (centre de recherche érudite) qui dominaient alors la vie culturelle de la Grèce.

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