6 min de lectureExplorer les schizomètres de Marco Decorpeliada

D’abord, il a fallu passer sous la toise pour découvrir que je me situais entre « Personnalité narcissique » et « Pyromanie ». En face de ces pathologies, j’ai pu lire respectivement « Gigot d’agneau, selle désossée, sans crosse » et « Poulet à l’indienne, portionnable ». 

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Pour quelqu’un de végétarien, c’est plutôt déroutant, même si l’on comprend aisément que le plat de l’étiquette est censé « incarner » la pathologie associée…

DSM IV / Picard, même combat

Interloquée, donc, par cette correspondance taille-pathologie-préparation alimentaire, je me suis rendue ensuite dans la salle d’exposition [1] où j’ai pu découvrir les autres objets fabriqués par Marco Decorpeliada. Objets dont la visée peut se résumer en ces termes, à savoir une minutieuse déconstruction de la logique classificatoire de la psychiatrie. Comment ? En fabriquant le schizomètre, c’est-à-dire en associant les codes des produits surgelés Picard aux codes du DSM IV.  Pourquoi ? Parce qu’ils ourdissent le même complot, pardi ! Citons l’artiste : « Je viens de saisir pourquoi la logique des codes du DSM 4 et donc celle des diagnostics / étiquettes que l’on m’a collée m’échappe : c’est qu’ils (les docteurs du DSM 4) sont de mèches avec les mecs qui font les codes des produits de Picard Surgelés : ils utilisent les mêmes codes ! » (extrait d’un mail envoyé par M. D. à son thérapeute, le Dr Sven Legrand, le 08/04/2004).

« Qui est ce Marco Decorpeliada », me direz-vous ? D’après sa biographie officielle, Marco Decorpeliada est né en 1947 à Tanger au Maroc. Son père, fils d’émigrés italiens et géomètre de formation, y avait repris l’entreprise familiale de travaux publics. En 1975, à la mort de son père, Marco vient s’installer en France avec sa mère et ses deux sœurs, chez les grands-parents maternels.

Après quelques années, il tente de reprendre des études de médecine entamées au Maroc, puis il les interrompt brusquement pour voyager à travers le monde.

Revenu en France en 1995, il apprend le décès de sa mère. S’ouvre alors une période d’errance, au cours de laquelle il est hospitalisé dans plusieurs hôpitaux psychiatriques : la Timone, Le Vinatier…

Début 2004, il rencontre le Dr. Sven Legrand qui l’encourage dans ses premières réalisations, tout en l’incitant à fréquenter des expositions d’art brut. Il produit alors une série d’œuvres singulières en rapport avec les diagnostics qui lui avaient été attribués.

En novembre 2006, il disparaît près de Leticia, en Amazonie Colombienne, lors d’un accident d’avion.

L’exposition présente les objets confiés au Dr. Sven Legrand par l’une de ses sœurs, Julie W.

Voilà pour les éléments biographiques dont nous avons connaissance à propos du parcours de Marco D.

 « D’accord, mais qu’est-ce que le DSM IV », pourriez-vous ajouter à juste titre ? Contraction de DSMMD, Diagnostic and Statistic Manual of Mental Disorders, le DSM est un manuel américain encodant tous les désordres mentaux en chiffres. Ce que Marco D. résumera ainsi dans son Journal : « Le DSM, ultime tige du SMD, avec laquelle les psychiatres espèrent mesurer la folie. »

Ceci étant posé, quelle crédibilité accorder au DSM IV lorsque, suivant les investigations de Marco D., l’on réalise qu’il utilise une codification similaire à celle des produits Picard ?

Quelques exemples intéressants : Trouble anxieux organique (06.4) – Légumes pour ratatouille (tomates, aubergines, courgettes, etc.) (06.4) ; Dépendance à la nicotine, rémission partielle (17.0) – Champignons de Paris miniatures (17.0) ; Troubles de l’expression écrite (81.8) – Épinards en branches (81.8) ; Problème d’identité (93.8) – Colin d’Alaska mariné, trio de riz (93.8), etc.

Schizomètre

Mais on peut encore complexifier l’affaire grâce à d’autres subtiles associations : la classification Dewey, Les Mille et une nuits, 1001 films à voir avant de mourir

Ainsi, selon ce dernier ouvrage, on obtient nombre de correspondances plutôt pertinentes, telles que : Trouble dépressif majeur (32.2) – Le Château de l’araignée (322) ; Terreurs nocturnes (51.5) – Woodstock (515) ; Trouble de l’érection chez l’homme (52.2) – Performance (522)…

Mais, pour revenir à l’association reine DSM-Picard, puisqu’elle utilise strictement les mêmes codes, on découvre aussi, et surtout, que l’on nous cache certainement des maladies puisqu’il manque des correspondances. Méfiance ! Marco D. a d’ailleurs fabriqué des œuvres qui recensent les cases vides. De quoi générer une angoisse certaine…

Sachez pourtant que Marco Decorpeliada vous ment. Ou plutôt il n’existe pas. Ou, plus exactement, il est un corps à cinq têtes pensantes. Celles des psychanalystes, membres de l’École lacanienne de psychanalyse, Jacques Adam, Laurent Cornaz, Yan Pélissier, Dominique de Liège, et de Marcel Bénabou, historien et écrivain, membre de l’Oulipo.

« Non, je ne t’emprisonnerai pas dans une case ! »

Même si, comme dans toute discipline, et a fortiori lorsque c’est le rapport à notre psyché qui est en jeu, déviations et excès demandent toujours à être dénoncés, il serait, sans doute, abusif de méconnaitre le sérieux de la psychiatrie en la réduisant à cette dimension classificatoire. De nombreux psychiatres mettent d’ailleurs en cause la valeur clinique du DSM (dénonçant au passage des liens d’intérêts financiers avec l’industrie pharmaceutique). Quant à la psychanalyse, fût-elle d’obédience lacanienne, son approche thérapeutique n’est pas sans soulever de nombreux questionnements. Il paraît donc requis de s’y rapporter avec un regard critique.

squeletteMais ne faisons pas de procès d’intention en supposant qu’il s’agirait là simplement de prêcher pour une paroisse et de ridiculiser la psychiatrie hospitalière. Considérons alors que cette fiction d’art brut a été imaginée pour exprimer une volonté de prudence thérapeutique : la classification de type DSM IV est sans doute opératoire, en offrant ne serait-ce qu’un langage commun aux cliniciens, mais elle entraîne immanquablement un étiquetage de l’individu qui empêche de l’appréhender dans toute sa complexité, risquant ainsi de passer à côté du caractère irréductible de sa personnalité. De quoi, du même coup, traduire l’intention des auteurs de cette supercherie artistique. Ne pas laisser la classification créer un filtre entre le thérapeute et le patient. Se déprendre de la prise du code épinglant la pathologie à aborder. Court-circuiter par conséquent la calcification de la classification (selon un jeu anagrammatique de Marco D. classification/calcification).
Pour conclure, disons que l’appoint de l’humour façon surgelés permet une certaine prise de distance, constituant une incitation à la réflexion concernant l’approche de la maladie mentale.

De quoi vous inviter à aller découvrir les schizomètres de M. D. s’ils s’exposent près de chez vous. Drôle et réfrigérant.

>> Pour aller plus loin : Marco Decorpeliada, Schizomètre – Petit manuel de survie en milieu psychiatrique, Éditions EPEL, 2010.


[1] Billet rédigé à l’occasion de l’exposition « Marco D. Schizomètres, une fiction d’art brut » organisée à l’Université Jean Moulin Lyon 3, du 1er au 30 septembre 2016.

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