Harry Haller, le « Loup des steppes », est un être solitaire et déraciné. Exilé en ce monde, ne prenant guère part au festin de la vie, il mène l’existence d’un « suicidé ». Son « ombrageuse distance », sa vive écorchure, son sentiment d’être égaré parmi les hommes l’amènent au bord du rivage mortel. Le suicide représente sa tentation, « le genre de mort le plus vraisemblable » à ses yeux, mais cette ligne de faille, cette « faiblesse apparente », va précisément se transformer en « une force et un appui ».
Hermann Hesse met ici en évidence un point d’importance majeure, à savoir que l’idée du suicide peut être à la source d’une ténacité en mesure de dissuader du désir d’abréger son existence.
« L’idée que le chemin de la mort lui était accessible à n’importe quel moment, il en fit, comme des milliers de ses semblables, non seulement un jeu d’imagination d’adolescent mélancolique, mais un appui et une consolation. […] Il existe beaucoup de suicidés qui puisent dans cette idée des forces extraordinaires. »
De la noirceur, d’une lucidité qui n’ouvre pas de porte à l’espoir, peut s’extraire alors une force à la fois inspiratrice et source d’énergie, invitation à intégrer la souffrance et à assumer notre propre mortalité. Plus réfléchi que ses semblables dont il observe l’agitation, triste et clairvoyant, délicat et sensible, éprouvant toute « l’ambiguïté de la vie humaine », Harry est parfois prêt à vaciller, traverse de puissantes tempêtes intérieures, mais ne se supprime pourtant pas : « il entend vivre derrière les vitres le monde et les humains, se sait exclu, mais ne se tue pas, car un reste de foi lui dit qu’il lui faut absorber jusqu’à la lie cette souffrance, cette souffrance empoisonnée qui est dans son cœur, et que c’est d’elle, de cette souffrance, qu’il lui faut mourir. »
La première prise de conscience déterminante de Harry a consisté à réaliser que chacun ne se définit que par son arrachement primordial et qu’il lui revient d’accepter son déracinement. « Au début de toutes choses, il n’y a ni innocence ni ingénuité ; tout ce qui est créé, même ce qui apparaît comme le plus simple, est déjà coupable, déjà lancé dans le torrent boueux du devenir, et ne peut jamais, jamais remonter le courant. » Mais il comprend que cela ne saurait véritablement avoir lieu pour celui qui est dépourvu du sens de sa propre dérision. Pablo qui adoptera, plus tard, la figure de Mozart pour mieux le convaincre de la solidité de cet enseignement, lui déclare ainsi : « tout humour un peu élevé commence par cesser de prendre au sérieux sa propre personne ».
Harry va être guidé par Hermine, « sorte de miroir » féminin de lui-même. En le faisant pénétrer dans le théâtre magique, elle va permettre à Harry de suivre un chemin initiatique le conduisant peu à peu à consentir à lui-même et au monde. Hermine lui apprend, notamment, à briser la raideur de sa marche en lui enseignant des danses gaies et légères comme le fox-trot. Danse, musique, ivresse de la fête… Initiation aux « jeux légers de la vie ». Sous l’impulsion de Hermine, Harry est amené à comprendre que le goût de vivre dont il retrouve peu à peu la saveur ne peut acquérir sa densité sans la capacité d’associer la gravité à l’esprit de légèreté ou d’innocence.
Mais il échoue à l’ultime étape, confondant le monde symbolique de fictions du théâtre magique avec la réalité : rattrapé par le froid et l’amertume, pensant voir là une invitation à réaliser le désir de Hermine qui lui avait annoncé qu’il la tuerait, il lui plante un couteau dans le ventre lorsqu’il la voit allongée nue à côté de Pablo. Harry, réalisant qu’il a tué celle qu’il aimait, mesure l’horreur de son acte et réclame alors une punition. Que manifeste Harry à travers cet acte et sa demande de châtiment ? La mise en scène avait valeur de test, au seuil duquel Harry a échoué, révélant là combien il reste prisonnier de ses tensions internes, de son pathétique, de son besoin de culpabilité et d’expiation. Au fond, il n’a su que manifester son incapacité à se déprendre de l’esprit de sérieux.
Il est alors condamné à « apprendre à rire ». Pour cela, il aura pour guide Mozart, son artiste préféré. Outre l’accord avec les goûts personnels de Harry, le choix de Mozart n’a rien de fortuit, dans la mesure où il incarne l’un des plus grands maîtres de l’alchimie de la profondeur et de la légèreté, creusant perpétuellement ses notes de ces tonalités irréductiblement contrastées du réel, sachant ainsi aspirer de la gravité la légèreté qui serpente dans ses filets. On retrouve là l’écho nietzschéen, qui n’a d’ailleurs pas manqué de saluer chez le musicien cette capacité à être léger par profondeur.
Reconnaissance des alliances contradictoires, du fait que nous ne sommes que ce contraste, à la source de notre distorsion, de notre déchirure intérieure tout autant que de notre capacité à retourner celle-ci en rire et en joie. Pour amener Harry à cette prise de conscience, Mozart va s’attacher à tordre à l’extrême cette distorsion. Pour cela, il lui fait écouter un concerto de Haendel via un appareil de T. S. F. Un rendu massacrant pour les oreilles de Harry, qu’il qualifie de « mélange de viscose glutineuse et de caoutchouc mâché ». L’allusion à notre civilisation technique et à la désacralisation de l’art qu’elle peut opérer est bien sûr présente, mais le symbole va plus loin. Considérant la figure horrifiée du loup des steppes, Mozart se met à rire, continuant à répandre dans l’air les notes de musique par le canal de l’appareil sacrilège. L’enjeu est d’amener Harry à savoir apprécier la beauté de cette musique par-delà les grésillements de l’appareil. Car l’esprit de cette musique n’est pas détruit, malgré ce qu’elle subit comme dommages. La T. S. F. ou la vie, c’est idem. « Toute la vie est ainsi, mon petit, et nous devons la laisser telle, et, si nous ne sommes pas des ânes bâtés, nous devons en rire. » Savoir s’habituer à écouter la T. S. F. de la vie revient à apprendre à rire, « à concevoir l’humour de la vie ».
Au bout du compte, Harry garde certes sa déchirure ; il la conservera jusqu’à la fin, comme l’écho intérieur sans doute de tout homme qui a sondé son angoisse. Mais, outre qu’il ne songe plus à s’ôter la vie, il perçoit désormais que s’il est une planche de salut pour l’existant, elle réside dans la capacité à assumer sa déchirure avec la distanciation offerte par l’appoint de l’humour. Au terme de sa confession et après son cheminement difficile, le loup des steppes en vient ainsi à l’apologie de la suprême sagesse, celle du rire humoristique et de sa stimulation profonde :
« j’étais prêt à recommencer une fois de plus la partie, à en goûter de nouveau les tortures, à frémir devant son absurdité, à retraverser encore et toujours l’enfer qui était en moi. Un jour, je saurais jouer la partie d’échecs. Un jour j’apprendrais à rire. »
Le loup des steppes (1927)
Hermann HESSE
Presses Pocket, 1985
Traduit de l’allemand par Juliette Pary