5 min de lectureÀ contretemps

Dans la montée du soir vers un ciel d’un bleu à présent laiteux, les rues commençaient à s’assombrir mais la légère mélancolie qui se répandait sur l’asphalte et les façades des immeubles devait composer avec des résistances éparses du soleil qui conviaient au rêve, tantôt ilots, tantôt lézards, colonnes, dentelles…

 

Michel Lambert, Je me retournerai souventLes nouvelles de Michel Lambert sont placées sous les signes de l’irréversible et de l’irrévocable qui caractérisent notre existence. Le temps nous condamne au sens unique et rien de ce qui a été fait ne peut être défait. Cette conscience court à travers les textes. Mais, guidé par cette déclaration Je me retournerai souvent, l’auteur sonde les occasions ratées, les faux pas, le poids du secret et le ressac des souvenirs. Comme l’on porte le regard par-dessus l’épaule d’un être cher pour y discerner une lueur ou l’ombre qui s’avance.

Nous voici à contretemps. Au sens, tout d’abord, du décalage ou du heurt avec les mots qui arrivent trop tard et ceux qui sont allés trop loin. Trop tard avec « Petite Sœur » : prononcer les mots de son attachement tandis que l’histoire est déjà finie. Trop loin comme le fait résonner « Le carillon », condamnant un père au silence après avoir humilié son fils.

Se retourner : nous sommes des êtres faillibles et disposant parfois d’un temps clément. Si bien qu’un faux pas commis ici peut, dans certains cas, être rattrapé ailleurs. Mais il y a aussi les aveux tardifs, le pas de trop, la blessure ultime, l’irrattrapable. Le temps écrase alors les semelles lasses ou lâches pour céder la place aux regrets cuisants.

À contretemps, c’est aussi considérer le temps qui remonte le courant de notre existence et vient nous télescoper. D’aucuns avaient refoulé leur passé et sont renvoyés à celui-ci à l’occasion d’une musique, d’un enterrement ou d’un voyage. Tels ces trois enfants qui se retrouvent après la mort de leur mère. Fermer définitivement la porte de la maison de famille supposera, pour l’un d’eux, lever un lourd secret. Des séquences ou fantômes du passé attendent tapis dans l’ombre le moment propice pour ressurgir et cogner contre les parois de notre esprit. Ainsi, à l’évocation du chanteur Arno, la figure de Shirley revient à l’esprit d’un comédien. Le voici ramené de nombreuses années en arrière, moment de sa liaison avec la jeune femme, accablée à cette époque de tristesse et de solitude. Il ne sut y faire face, comme il ne sut ensuite conduire sa carrière. Shirley ou la métaphore de sa démarche titubante dans l’existence.

Admirateur de Lord Byron, Bob a donné rendez-vous devant la maison du poète à trois personnes : deux jeunes gens et une femme d’âge mûr. Il va les conduire à Paris et, dans son rétroviseur, il prendra la mesure de sa solitude en voyant s’amasser les nuages lourds de l’abandon. « Il pensa avec horreur que plus jamais il n’entendrait sa voix, plus jamais il ne verrait son visage [1]. »

Thomas rencontre Raya, une ancienne amie, à La Havane. Ces retrouvailles inattendues à l’autre bout du monde avec celle qu’il avait idolâtrée jadis terniront, certes, pour lui l’image de l’idéal féminin, mais elles seront aussi pour elle l’occasion de douloureuses confidences.

Trente ans ont passé. Paul revient sur les lieux de son enfance et de son adolescence. Il s’arrête devant « La maison du dentiste », celle de la famille Gontcharov. Il songe au destin douloureux de ces gens qui avaient dû fuir Moscou et réalise son égoïsme passé. Entièrement préoccupé qu’il était par lui-même, il n’avait pas cherché à regarder dans le judas de la porte de la demeure de cette famille exilée. Aujourd’hui, il s’arrête, considère la triste façade et déplore l’être indifférent qu’il a été.

Armé d’une écriture profondément picturale et atmosphérique, Michel Lambert fait défiler une galerie de personnages qui, tous, se cramponnent à la vie avec leurs fêlures et leur irréductible solitude. Il démasque subtilement notre vulnérabilité, à l’instar de la peur qui étreint Samy dans « La nuit de Prague ». Il nous confronte à nos identités égarées, à notre difficulté à faire coïncider celui que nous fûmes ou aspirions à devenir et celui que nous sommes devenus effectivement. Les choix, les non-choix, les peurs intimes, le hasard des circonstances… Il renvoie par là même chacun à son propre questionnement vis-à-vis de ce bref temps dont nous disposons pour accomplir notre trajet existentiel.

Car que retenir en définitive de ce parcours ? Aveu de nos défaites inéluctables ? Invitation à nous ressaisir pour ne pas finir par trembler totalement sur nos bases, comme Thomas qui a « l’impression d’être une feuille qui tremble au moindre souffle [2] » ? Nous n’arrêterons sans doute pas la marée de nos souvenirs qui constituent en partie la trame de notre être, ces échos du passé toujours susceptibles de s’agripper à notre mémoire pour nous clouer au sol ou nous enrober de leurs heures tendres. Mais le temps aboli l’est définitivement, et nous pouvons nous efforcer d’être attentifs au réel, qui ne saurait être ailleurs qu’ici et maintenant. Il s’agit alors de marcher avec le temps et non pas contre lui. L’occasion demande à être saisie lorsqu’elle se présente, parce qu’elle ne se présentera peut-être jamais plus. Elle est cette étoile filante évoquée par Jankélévitch qui nous invite à l’attraper par les cheveux. Pour nous tenir loin des carillons vengeurs et tenter de capter la grâce de l’impromptu.

Je me retournerai souvent
Michel LAMBERT
Pierre-Guillaume de Roux, 2020
208 pages


[1] M. Lambert, Je me retournerai souvent, Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2020, p. 133.
[2] Ibid., p. 162.


Parution

Alkemie n°27, Le temps

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