3 min de lectureAvant de partir, les mots d’une âme apaisée

« Tant de fois j’ai vu l’aube se lever, la lumière se répandre sur la plaine, chaque chose se mettre à rayonner au même instant tandis que le mot “bon” s’affirmait si profondément dans mon âme que j’étais ébahi qu’on m’autorise à assister à un tel spectacle. »

Nous sommes en 1956 à Gilead, petite ville de l’Iowa. Marilynne Robinson prête sa voix au révérend John Ames parvenu au soir de sa vie. Une vie très modeste qui amène le pasteur à léguer à son jeune fils le seul héritage qu’il lui soit possible de concevoir, celui de ses mots.

Il entreprend alors l’écriture d’une longue lettre dans laquelle il revient sur l’ensemble de son existence. Il relate de nombreux souvenirs, dont celui particulièrement marquant de son grand-père, un pasteur qui avait lutté pour l’abolition de l’esclavage. Il fait part également à son fils de son questionnement spirituel, parcourant aussi bien les tensions intérieures, les doutes, les défaites que les moments de grâce. Celle qui a ouvert son esprit à une compréhension plus ample de son engagement et qui a su raffermir la foi qu’il a prise pour guide de son existence. Celle aussi du cœur qui a permis à John Ames de rencontrer l’amour à soixante-sept ans, alors qu’il ne l’attendait plus. Cet amour est incarné par Lila, une femme discrète au regard triste et intelligent, nettement plus jeune que John. Elle est entrée un jour dans l’église, son attention traduisant l’écho profond en elle des paroles du pasteur. Quant à lui, il caractérise en ces termes la vision première qu’il a eue d’elle : « Ce matin-là fut le début de quelque chose que je ressentis sans équivoque comme mon âme se faisant happer hors de mon corps. » Dès lors, ces deux êtres vont se lier indéfectiblement : ils se marieront et auront un fils, celui-là même auquel le pasteur adresse cette lettre. Le grand écart d’âge qu’il y a entre eux n’aurait donc pu aucunement représenter un obstacle à leur union. Il donne lieu seulement à un regret, celui pour le pasteur de ne pas pouvoir accompagner son enfant dans sa vie d’homme. Un prochain abandon que les mots tentent de combler autant qu’ils le peuvent…

Une écriture sobre qui déroule lentement son fil, laissant une véritable place au silence, à l’introspection et qui peut amener chacun à s’interroger sur le rôle qu’il souhaite ou, tout au moins, se sent capable de jouer au sein de ce monde dont nous faisons très provisoirement partie. Le révérend s’arrête en particulier sur le courage, estimant qu’il doit « exister un courage préalable qui nous permet d’être braves – c’est-à-dire de reconnaître qu’il y a plus de beauté que nos yeux ne peuvent en supporter, que des choses précieuses sont entre nos mains et que ne rien faire pour les honorer, c’est faire beaucoup de mal. »

Un roman traversé de réflexions profondes sur d’importantes fêlures humaines, telles que la convoitise ou le ressentiment, mais aussi sur la place de l’amour dont l’intrusion dans nos vies réside dans son non-sens même. « L’amour ne s’embarrasse ni de justice, ni de mesure, et pourquoi le ferait-il donc ? Chacune de ses manifestations n’est que l’aperçu ou la parabole d’une réalité qui nous accueille mais que nous ne comprenons pas. L’amour n’a aucun sens car il est effraction perpétuelle dans notre univers temporel. Alors comment pourrait-il se réduire à n’être qu’une cause ou une conséquence ? »

Mots dont le souffle hésitant ou porteur exprime avec justesse tout à la fois la force et le tremblement des êtres qui, comme John Ames, tentent de se rapporter à leurs semblables avec bienveillance et compassion.  

Gilead
Marilynne ROBINSON
Babel, 2015
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Simon Baril
336 pages

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