Lectures | Sélection 2015

Les livres que j’ai aimés en 2015

Ivy Edelstein, Devance tous les adieuxIvy Edelstein, Devance tous les adieux
Éditions Points, coll. « Points vivre », 2015
112 pages

 

 

 


Les vieux fourneaux, tome 1Wilfrid Lupano et Paul Cauuet, Les Vieux Fourneaux

Bande dessinée | Dargaud
tome 1 : « Ceux qui restent » (2014)
tome 2 : « Bonny and Pierrot » (2014)
tome 3 : « Celui qui part » (2015)

Les tribulations de trois septuagénaires, amis d’enfance, qui n’en ont pas encore tout fait fini avec l’existence et qui épinglent au passage nombre de travers de notre société. Une bande dessinée tout à la fois drôle et émouvante (scénario de Wilfrid Lupano), servie par des dessins de Paul Cauuet de grande qualité.


Antonio Moresco, La petite lumièreAntonio Moresco, La petite lumière
Roman | Éditions Verdier, coll. « Terra d’altri », 2014
Traduit de l’italien par Laurent Lombard
128 pages

 


Il était une fois en France - Tome 1Fabien Nury et Sylvain Vallée, Il était une fois en France
Bande dessinée | Glénat
Scénariste : Fabien Nury – Dessinateur : Sylvain Vallée
Série complète en 6 tomes parus entre 2007 et 2012

 


Joyce Carol Oates, MudwomanJoyce Carol Oates, Mudwoman
Roman | Points, 2014
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Seban
576 pages

 


Ruwen Ogien, Philosopher ou faire l’amourRuwen Ogien, Philosopher ou faire l'amour
Essai | Grasset, 2014
272 pages

 


Odilon Redon, Mes noirs
Rumeur des Ages, 2011

« Il faut respecter le noir. Rien ne le prostitue. Il ne plaît pas aux yeux et n’éveille aucune sensualité. Il est agent de l’esprit bien plus que la belle couleur de la palette ou du prisme. »


James Salter, Et rien d'autreJames Salter, Et rien d’autre
Roman | Éditions de l’Olivier, 2014
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Lisa Rosenbaum et Anne Rabinovitch
368 pages

 


Branimir Scepanovic, La bouche pleine de terre et autres récits insolitesBranimir Scepanovic, La bouche pleine de terre et autres récits insolites
Nouvelles | L’Age d’Homme, coll. « Au cœur du monde », 2008
La bouche pleine de terre
, La mort de monsieur Goluza, Avant la vérité, La honte, L’autre temps, traduits du serbe par Jean Descat
Le cri
, traduit du serbe par Marko Despot
192 pages

Des écrits tout à la fois intenses et torturés qui sondent la condition humaine dans toute sa noirceur. Le texte central, « La bouche pleine de terre », est particulièrement marquant, mais les nouvelles publiées dans ce recueil méritent aussi, à mon sens, que l’on s’y attarde. Je pense notamment à « La mort de Monsieur Goluza », le portrait d’un homme pris au piège de l’annonce de son suicide ou encore à « La honte ».


Benoït Sokal, Kraa, tome 3Benoît Sokal, Kraa
Bande dessinée | Casterman
tome 3 : « La colère blanche de l’orage » (2014)
72 pages

 


Valérie Sueur-Hermel (sous la dir.), Fantastique ! L'estampe visionnaire de Goya à RedonValérie Sueur-Hermel (sous la dir.), Fantastique ! L’estampe visionnaire de Goya à Redon
Bibliothèque nationale de France, 2015
192 pages

Catalogue de l’exposition présentée par la Bibliothèque nationale de France au Petit Palais (du 1er octobre 2015 au 17 janvier 2016).
L’ouvrage reproduit une centaine d’œuvres parmi les 170 exposées au Petit Palais.


Félix Vallotton, La Vie meurtrièreFélix Vallotton, La Vie meurtrière
Roman | Phébus, coll. « Libretto », 2009
208 pages

Avec sept dessins de l’auteur.

 


Joël Vernet, Nous ne voulons pas attendre la mort dans nos maisonsJoël Vernet, Nous ne voulons pas attendre la mort dans nos maisons
Éditions Zoé, coll. « Mini Zoé », 2015
64 pages

Philosopher ou faire l’amour

Ruwen Ogien, Philosopher ou faire l'amourDes analyses fines de Ruwen Ogien qui battent en brèche bon nombre d’idées reçues en s’essayant à interroger ce que l’auteur appelle « les idées de base de l’amour » :

  • L’amour est plus important que tout
  • L’être aimé est irremplaçable
  • On peut aimer sans raison
  • L’amour est au-delà du bien et du mal
  • On ne peut pas aimer sur commande
  • L’amour qui ne dure pas n’est pas un amour véritable

De quoi mettre au jour les perplexités engendrées par l’examen de ces questions. Les analyses sont rigoureuses, sans dédaigner pour autant l’humour qui se glisse habilement au fil des pages. À l’arrivée ? On n’est guère plus avancé qu’au début. Ce qui peut paraître une approche plutôt pertinente de l’entrelacs amoureux…

Malgré tout, reconnaître que l’amour demeure profondément obscur et que l’on ne peut saisir sa « véritable nature », c’est au passage critiquer l’approche souvent trop moraliste et infondée des fameuses « idées de base ». C’est dès lors, comme l’écrit Ruwen Ogien, considérer qu’« il faut s’ouvrir à la pensée que l’amour a pris et prendra des formes nouvelles et inattendues. »

Enfin, pour ceux qui se poseraient fébrilement la question : on peut philosopher ET faire l’amour. Même si, comme le philosophe le remarque au début de l’ouvrage : « il est probablement plus prudent d’essayer d’éviter de le faire exactement en même temps ! »

Philosopher ou faire l’amour
Ruwen OGIEN
Grasset
2014
272 pages

Être de boue

« Personne ne connaît notre désespoir. Quand nous sommes seuls. »

Joyce Carol Oates, MudwomanVa-et-vient entre la boue, boue de l’abandon et du sauvetage de l’adoption – Mudgirl – et son existence présente, celle de M.R. L’existence d’une femme brillante, droite, concentrée sur sa carrière d’universitaire.

Mudwoman est également amoureuse d’un homme lointain, Andre Litovik, son amant (secret). « Elle avait un faible pour les hommes d’une intelligence exceptionnelle – ou, du moins, d’une intelligence supérieure à la sienne. Pour ne pas avoir à dissimuler la sienne. L’ennui était que, dans sa vie, ces hommes-là semblaient avoir été invariablement plus âgés qu’elle. Parfois cyniques. Parfois usés comme de vieux gants, des bottes éculées. La plupart étaient mariés, et certains pour la deuxième ou troisième fois. » Est-elle vraiment amoureuse d’Andre ou bien, comme elle s’en fait la réflexion, « peut-être était-elle tombée amoureuse d’Andre Litovik parce qu’il était inaccessible » ?

Elle – préparée à tout : accomplir sa tâche de présidente d’université, poursuivre ses recherches en philosophie, affronter les désaxés comme Alexander Stirk.

Elle – seule – intensité. « Seule, M.R. vivait plus intensément que si elle avait vécu avec quelqu’un. Car la solitude est la grande fécondité de l’esprit, quand elle ne signe pas sa destruction. »

Elle – seule – son amant (secret). Solitude que résume peut-être sa chute dans l’escalier au cours d’une nuit : se cogner le crâne, se retrouver le corps meurtri, la respiration coupée… Chuter, avoir mal sans crier, juste « des grognements, des sanglots d’étonnement, de douleur, d’humiliation – Seule – Seule – comme ça. »

Ce moment où ils sont en bas, éminents collègues, à l’attendre pour le dîner. Elle, en haut, à maquiller les marques de sa chute, prise d’un violent mal de ventre. « Mudgirl à l’étage sur l’horrible siège des toilettes, le visage défait et maculé de larmes, et M.R. Neukirchen au rez-de-chaussée, à la place qui était la sienne. » Elle descend, elle participe, sa pensée s’échappe du côté de la boue. Elle ira jusqu’au terme du dîner.

Elle tiendra son rang, assumera ses responsabilités. Son existence, comme ça, celle-là : « C’est ma vie maintenant. Je la vivrai ! »

Mais Mudgirl gronde tandis que M.R. Neukirchen se surmène. Son âme se disloque peu à peu et Mudwoman est menacée par la folie… Parviendra-t-elle à s’extirper de la boue ?

La tension des dernières heures de lecture où l’auteur nous amène à flotter entre rêve-cauchemar et réalité, où l’on a peur de la rechute ou de la chute finale, que celle-ci soit due à elle-même ou à la crasse d’autrui ! Il y a une intensité, une force dans l’écriture qui vous tient, vous étreint et vous fait battre le cœur en même temps que Meredith.

Mudwoman
Joyce Carol OATES
traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Seban
Points
2014
576 pages

Entretien avec Robert Misrahi, philosophe

À propos de la jouissance

Auteur de nombreux ouvrages, Robert Misrahi a notamment écrit La jouissance d’être, Le sujet et son désir (1996) et 100 mots pour construire son bonheur (2004). Au cœur de son œuvre philosophique, une doctrine du Désir-sujet, c’est-à-dire du sujet comme libre désir, dont l’objectif profond est une éthique de la liberté heureuse.


[Entretien réalisé en 2004]

 

À quelles conditions estimez-vous que la jouissance exprime une authentique jubilation de l’être ? Pouvez-vous en particulier revenir sur la notion de conversion réflexive déterminante dans votre appréhension de la jouissance ?
Je distingue la jouissance au sens ordinaire de plaisir ; la jouissance dont parlent aussi les psychanalystes et qui désigne la satisfaction d’une souffrance subie ou imposée à l’autre ; et enfin la jouissance vraie qui implique la jouissance d’être et qui désigne ce que j’entends précisément par jouissance.
Celle-ci exprime en effet « une authentique jubilation de l’être ». Pour en saisir les conditions, il convient de préciser un peu sa définition et ne pas se contenter d’une simple évocation du terme. Cette jouissance est la joie qui résulte de l’accord intégral avec soi-même (ses actes et son existence), cet accord résultant de l’accomplissement véritable de son Désir au travers de grandes joies actives et créatrices.
La jouissance devient alors non seulement la joie du Désir accompli, mais encore la joie d’être et d’exister.
La condition fondamentale de l’accès à cette jouissance est en effet la conversion réflexive. Elle renverse et inverse notre regard sur nous-même, sur les autres, et sur le sens de l’existence. Elle fait alors émerger trois vérités : comme Désir-sujet, nous sommes la source de toute valeur et de toute signification, nous sommes toujours créateurs et responsables ; dans la relation, autrui est un sujet qui est un centre comme nous et non un instrument ; et enfin la signification de l’existence, c’est-à-dire notre vocation humaine et notre potentialité, réside dans la poursuite et la réalisation effective du bonheur (par les actes de la joie) et non pas dans la délectation de la souffrance, de la mort et du « tragique ».
Par cette conversion réflexive (qui est à la fois analyse et décision, pensée et désir) nous pouvons nous libérer des biens imaginaires, des dogmes et des faux combats, et nous pouvons dès lors déployer la reconstruction de notre Désir.
Ainsi la jouissance vraie et, en elle, la jouissance d’être, est simultanément réflexive et existentielle, « rationnelle » et « affective ». Elle est la vie même du Désir, intelligemment reconstruit, maîtrisé et déployé.

« Pour jouir pleinement de l’être et du présent, il faut être éveillé et perspicace, dynamique et poète. »

L’on éprouve quasi inévitablement une déception entre l’avenir désiré et sa réalisation dans le présent, d’autant plus, comme l’a montré N. Grimaldi [1], que ce présent correspond davantage à ce que nous en avions imaginé. Ce sentiment de « carence » du présent doit-il selon vous être imputé au statut fallacieux de notre imagination, à la dimension d’attente de notre conscience ou bien à une appréhension tronquée de notre Désir ? Comment dans ces circonstances rendre au présent toute sa densité ?
À mon sens il n’est pas inévitable que le présent soit décevant. C’est une idéologie tragique qui gonfle cette expérience simplement éventuelle et empirique pour en faire une donnée de base, structurelle et « tragique ». Au contraire, Victor Segalen montre bien dans son « Carnet de route » que la réalité est en fait souvent plus riche et plus somptueuse que les anticipations vagues et inconsistantes de notre imagination à propos de cette même réalité (il parle d’une ville chinoise, anticipée au-delà d’un col de montagne).
Ce sentiment d’un présent décevant est dû à une faiblesse de notre perception et de notre Désir, mais aussi à une sorte de ressentiment systématique contre le réel et les autres, à une sorte de paresse également. Pour jouir pleinement de l’être et du présent, il faut être éveillé et perspicace, dynamique et poète. L’homme déçu est celui qui n’est poète qu’en imagination et qui refuse (méchamment ou pauvrement) de l’être dans sa vie réelle.

« […] dans la souffrance extrême où nous sommes parfois comme engloutis et confrontés au choix ultime de la vie ou de la mort, nous pouvons trouver la force de révolte et de régénération qui nous fera instaurer un nouveau commencement, une nouvelle manière de vivre, une nouvelle jouissance. »

« Le sujet, après sa conversion réflexive, a dépassé le stade où l’existence peut côtoyer le morcellement ou la dispersion ; le sujet, valablement fondé, a dépassé le stade de l’incertitude et les menaces de la “vanité” ou de l’“éphémère” ». Comme vous l’écrivez, la jouissance pleine est aux antipodes de toute perspective tragique. Comment, en conséquence, appréhendez-vous l’alliance profonde entre la lucidité tragique, l’intériorisation de notre finitude et l’affirmation du caractère jubilatoire de l’existence reconnue par d’aucuns (Nietzsche, Rosset…) ? N’est-elle en aucun cas en mesure de frayer un chemin à la jouissance ?
Pas plus que Grimaldi, Nietzsche ou Rosset ne sont pour moi des autorités en matière d’éthique existentielle.
C’est par facilité et refus de nos responsabilités dans l’émergence du malheur, que l’on affirme que le tragique est nécessairement lié à la joie. Méfions-nous de l’ambivalence complice. Faire du tragique une joie est une étrange démarche, une sorte de renonciation au travail ou au combat de perfectionnement de la réalité. Heidegger aimait Nietzsche, mais il aimait aussi l’angoisse, Hitler et la mort : disons plutôt la mort des autres. Qu’ont fait Nietzsche ou Rosset contre l’injustice dans le monde ou contre leur propre angoisse ?
La tyrannie, la famine, la maladie et la guerre sont des événements fréquents mais non nécessaires, des drames mais non des « destins tragiques ». Ils sont donc dépassables et d’ailleurs souvent dépassés (invention de la démocratie et du droit, développement de la médecine ou de l’agriculture pacifique, etc.). Il y a souffrance (contingente) et non pas tragédie (nécessaire).
Ce n’est pas la tragédie (ou la guerre…) qui fraie un chemin à la jouissance de vivre : c’est la réflexion, la connaissance et l’intelligence.
Ce qui reste vrai et que ces auteurs n’ont pas songé à reconnaître, c’est que dans la crise profonde, dans la souffrance extrême où nous sommes parfois comme engloutis et confrontés au choix ultime de la vie ou de la mort, nous pouvons trouver la force de révolte et de régénération qui nous fera instaurer un nouveau commencement, une nouvelle manière de vivre, une nouvelle jouissance. Mais le drame et la souffrance auront été laissés derrière nous.
Ce mouvement de recommencement radical n’est pas une fiction : il est la possibilité même de cette liberté qui définit toute conscience.

J’ai pu lire à votre propos : « Itinéraire d’un philosophe heureux ». Cette expression caractérise-t-elle adéquatement à vos yeux votre cheminement intellectuel ?
Oui, cette expression dit bien mon cheminement intellectuel. Précisons cependant. Ma vie (enfant de chômeurs immigrés et persécutés) et ma pensée sont bien un itinéraire vers l’accroissement et la consolidation de la joie de vivre, mais cet itinéraire aboutit effectivement à un présent heureux et libre, à la fois immobile et en mouvement, contemplatif et actif, sensible au « manque » qui fait la vie même du Désir et à la plénitude qui seule dit le sens et la vérité de ce Désir.


[1] Nicolas GRIMALDI, Bref traité du désenchantement, Paris, P.U.F., coll. « Perspectives critiques », 1998.

Repères bibliographiques :
100 mots pour construire son bonheur, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2004.
L’être et la joie. Perspectives synthétiques sur le spinozisme, Encre marine, 1997.
Qu’est-ce que l’éthique ?, Armand Colin, 1997.
La jouissance d’être, Le sujet et son désir, Encre marine, 1996.
Construction d’un Château, Paris, Le Seuil, coll. « Points sagesses », 1995.
La Problématique du sujet aujourd’hui, Encre marine, 1994.

Parutions
  • Revue L’Aleph, « La Jouissance », n°13, septembre 2004.

Entretien avec Michel Troisgros, chef cuisinier

Autour de l'art culinaire

La Maison Troisgros, c’est avant tout le trajet d’une famille sur trois générations, qui s’inscrivent dans l’histoire de la cuisine française. Cela fut l’œuvre de Jean-Baptiste et Marie, de leurs deux fils, Jean et Pierre et aujourd’hui de Michel et sa femme, Marie-Pierre. L’établissement fondé en 1930 a fêté, en 2015, quarante-sept années consécutives de trois étoiles Michelin.


[Entretien réalisé en 2001]

 

Entre art d’agencer les sons et art d’agencer les ingrédients, la cuisine est fréquemment comparée à la musique. Jusqu’à quel point pousseriez-vous la comparaison ? Par ailleurs, dans votre pratique quotidienne, vous considérez-vous plutôt comme un chef d’orchestre ou comme un compositeur ?
Un des points communs de ces professions est probablement l’inspiration. Comme le compositeur, le cuisinier joue d’une large gamme d’ingrédients et de techniques pour créer un plat harmonieux, parfois audacieux. C’est une activité passionnante mais fastidieuse qui exige beaucoup d’énergie. Le cuisinier imagine, note, gomme, dessine, élabore, façonne, goûte, recommence, essaie encore, affine et enfin peut-être finalise, non sans avoir présenté sa création à ses proches. Quand le plat a enfin abouti, sa tâche est d’organiser sa réalisation permanente et méthodique, afin qu’il soit confectionné à la perfection par d’autres cuisiniers de la brigade. Il se transforme alors en chef d’orchestre, attentif à tous les détails.

En général où puisez-vous l’inspiration pour l’élaboration d’une nouvelle composition culinaire ?
Tous les instants, toutes les rencontres, les lectures, les voyages, les balades sont propices à une envie, à une idée originale. Je note tout ce qui m’intéresse. De nombreuses choses me passent par la tête. Puis quand c’est le moment, je me relis et mes idées prennent forme quelquefois. Cette quête s’appuie sur les connaissances de la cuisine classique et sur un instinct personnel.

Votre établissement est réputé non seulement pour l’excellence des mets, mais aussi pour l’excellence de son service. Quelle part attribuez-vous à l’esthétisme ?
L’âme d’une maison est ce que j’apprécie avant tout. Les hommes, leur histoire et le caractère d’un lieu sont aussi précieux que l’esthétisme. Marie-Pierre et moi-même apprécions l’architecture, les arts plastiques, et nous rénovons sans cesse pour améliorer l’atmosphère, l’espace, la lumière. Nous avons par goût opté pour une pureté des formes et des matières. Bois sombre et clair, lin, coton, soie, et des couleurs, l’ensemble donnant une sensation de bien-être aussi bien à l’hôtel (18 chambres et appartements) que dans les pièces communes (bar, réception, restaurant).

Vous êtes la troisième génération d’une longue lignée de cuisiniers au cours de laquelle le renom de la maison « Troisgros » n’a cessé de grandir. Selon vous, qu’est-ce que vos prédécesseurs vous ont transmis de plus essentiel ?
Voilà 18 ans que je suis revenu à la maison-mère et mon style s’est affirmé peu à peu.
Les années en « duo » avec mon Père Pierre, ont été très enrichissantes puisqu’il m’a transmis son savoir-faire exceptionnel et surtout son sens instinctif du goût. Assurer cette succession n’a pas été un gros handicap car je me suis différencié en affirmant une cuisine éclectique, un peu surprenante, et bien dans son époque. Les plats de la carte se renouvellent aussi très fréquemment. Le fil conducteur de la famille est sans doute un goût prononcé pour l’acide, le relevé, l’aigre-doux.
Marie-Pierre s’est, quant à elle, très rapidement engagée dans l’organisation de la réception, des réservations et de l’hôtellerie, l’informatique ayant considérablement modifié ces services.

Avant de vous établir à Roanne en 1983, vous et votre femme avez accumulé les expériences dans différents lieux, que ce soit en France (études à l’école hôtelière de Grenoble, Paris) ou à l’étranger (Bruxelles, New York, Tokyo…). En quoi ce trajet préliminaire a-t-il influé sur votre approche culinaire ?
Ce tour du monde nous fut précieux car il nous permet aujourd’hui de mieux appréhender les envies d’une clientèle de tous horizons. Parler des langues, connaître d’autres modes de vie, s’aventurer, sont des expériences propices à l’épanouissement. En matière culinaire, cette formation m’a permis de côtoyer différents cuisiniers, de découvrir des modes de cuissons typiques, des ingrédients inconnus, des alliances originales. Ces découvertes (notamment de l’Asie et de la Méditerranée) ont modifié peu à peu mon identité culinaire, qui s’appuie sur ces sensations nouvelles et esthétiques, tournées vers la pureté, la légèreté.

Vous vous êtes ouvert sur l’étranger depuis plusieurs années (boutiques et Café Troisgros au Japon). D’abord, par quoi ce choix a-t-il été motivé ? Ensuite, est-ce que l’art culinaire français est exportable tel que ou êtes-vous tenu d’apporter un certain nombre d’aménagements ?
Les premières relations avec le Japon datent de 1967, lorsque mon père accepta d’être « chef de cuisine » pour l’ouverture du restaurant « Maxim’s » de Tokyo. Depuis nos échanges se sont concrétisés par la création de boutiques gourmandes dans les grands magasins « Odakyu » de Tokyo. Le Japon est sans doute le pays où l’art culinaire est le plus sophistiqué. Le raffinement et l’esthétisme sont une philosophie enseignée à l’école. La tradition et la nature sont traitées sérieusement. De ce fait, la cuisine japonaise a beaucoup influencé la nôtre depuis les années de la « nouvelle cuisine ». À son contact, elle s’est dépouillée affinée, allégée, modernisée.
La haute cuisine française, définie comme trop élitiste, a eu du mal à s’exporter. Elle était et reste technique, nécessite des matières premières rares de grande qualité, trop onéreuses. Elle était aussi trop « saucière » donc trop lourde. Il était urgent qu’elle s’adapte à son époque afin de séduire une nouvelle génération de gourmets, aux goûts changeants, consommant plus souvent mais aussi moins cher. Ces dernières années, elle a fait heureusement un come-back dans les grandes métropoles. Bistrots, brasseries, restos modernes s’ouvrent avec succès, et proposent justement une cuisine française cosmopolite, adaptée au pays. Grâce à une nouvelle génération de cuisiniers talentueux, la France s’affirme à nouveau comme le leader de la cuisine.

On reproche à certains grands cuisiniers de délaisser leur restaurant pour faire la promotion à l’étranger. Y a-t-il selon vous un risque d’être assimilé à un homme d’affaires ? Pensez-vous que, pris dans ce type de démarches, l’on puisse en arriver effectivement à se détourner de son établissement ?
Dans la mesure où ces promotions sont faites ponctuellement, dans des lieux choisis, de grande renommée, je crois qu’elles apportent beaucoup au restaurateur et au prestige de la cuisine. Mais il faut s’y impliquer sérieusement, et les faire en basse saison, ce qui est le cas pour la plupart d’entre nous.
Le grand Escoffier, cuisinier au début du 20e siècle, cumulait déjà de multiples activités. Il était chef-consultant de plusieurs restaurants à travers le monde, écrivit plusieurs livres, administrait diverses associations. Pour ceci, il s’était entouré des meilleurs ouvriers et la gastronomie française a rayonné grâce à lui. De nos jours, les plus entreprenants des chefs ne font que suivre ce bel exemple.


Maison Troisgros, Place Jean Troisgros – 42300 Roanne
www.troisgros.fr

Parutions
  • Revue L’Aleph, « Artguments II », n°8, septembre 2001.

La traque occidentale du bonheur

« À un bonheur sans histoire, ne faut-il pas préférer une histoire sans bonheur mais pleine de rebondissements ? Rien de pire en l’occurrence que ces gens éternellement gais, en toutes circonstances, qui ont accroché une grimace radieuse à leur face comme s’ils purgeaient une condamnation à vie à l’allégresse. »

P. Bruckner, L’euphorie perpétuelle.

Michel Faucheux, Histoire du bonheurLe terme « bonheur » résonne comme une des préoccupations majeures des sociétés occidentales. Initialement, il porte l’empreinte du mythe du paradis céleste. C’est dire que le bonheur, exclu de notre cheminement terrestre, est d’abord de l’ordre de la perte ; il est avant (Jardin d’Eden, Âge d’or…), au-delà et après (le salut). Mais, au fil du temps, les hommes lui ont donné un contenu très différent. Michel Faucheux s’essaie à repérer les étapes fondamentales de cette quête aux accents multiples et sans cesse reconduite au cours des âges.

Loin de la nostalgie du mythe paradisiaque, avec la pensée grecque antique émerge l’idée d’un bonheur fondé sur l’exercice de la raison et de la philosophie. Bonheur et sagesse humaine vont alors de pair.

Le Moyen Âge, quant à lui, se concentre à nouveau sur les sphères célestes, prônant l’inclination devant le mystère divin et le bonheur du salut promis par l’après-vie. L’humour médiéval est à appréhender dans cette optique : le rire est un don divin et un moteur essentiel de la foi dans le pouvoir infini de Dieu. Rire et gaieté alliés de la foi, mais pas seulement. La célébration de l’amour constitue aussi un des ingrédients essentiels du bonheur de l’homme médiéval. La fin’amors s’ancre dans des valeurs mondaines, célébrant le raffinement du désir et le culte de l’être aimé. La civilisation médiévale est ainsi prise entre bonheur de l’amour et celui du salut, même si l’emporte l’idée que le bonheur plein se situe dans l’au-delà.

Puis les mentalités glissent peu à peu et, avec la Renaissance, s’opère un véritable tournant, délaissant le sentier de la foi pour celui de la pensée. Retrouvailles avec la sagesse antique. L’homo literatus du XVIe siècle se redécouvre une puissance, celle de sa pensée propre, de son raisonnement autonome. Le bonheur passe par l’étude, le savoir, la sagesse et la vertu. Ainsi Rabelais célébrant l’humaniste érudit. Émergence d’une jubilation certes, mais inséparable d’un voile mélancolique, du sentiment de solitude de l’individu se retrouvant face à son intériorité et sa fugacité. D’où l’exaltation des sens et des noces renouées avec le rire. D’où aussi la quête de stabilité du XVIIe siècle. Mais il reste que le bonheur est devenu affaire de recherche personnelle avec ses exaltations et ses vacillations…

Promesse à l’horizon traquée sans relâche. De décennies en décennies, le bonheur tressaute, sursaute, se pavane, frissonne, hésite, y croit encore, franchissant un certain nombre d’étapes décisives.

Ainsi l’élan du XVIIIe siècle à la faveur duquel le bonheur s’ancre résolument ici-bas dans une perspective collective. Avec les Lumières (Voltaire, Diderot, Rousseau…), est théorisé le bonheur collectif et politique, les révolutions française et américaine allant jusqu’à le revendiquer comme un droit pour tous.
Visée collective avec toutes les prolongations utopistes que l’on sait (Fourier, Marx…). Si le XIXe siècle verra émerger le « mal du siècle », la fêlure mélancolique des romantiques, il sera aussi le moment des envolées utopistes nourries par la foi dans le progrès. Utopies dont le XXe siècle constatera la vanité, la barbarie et l’effondrement.

Mais la traque ne s’arrête pas. Le relais est pris avec la société de consommation. L’esprit revendicatif du XVIIIe est là – le bonheur est une obsession perçue comme un droit -, mais plus loin que cela, avec les aisances matérielles et techniques contemporaines, il est devenu une véritable exigence d’enfants capricieux – le bonheur doit advenir sans délai. Dictature du bonheur qui croit s’assouvir dans une jouissance individualiste physique et matérielle immédiate, agressive et tous azimuts. Tout cela au prix d’une immense confusion entre les termes « bien-être » et « bonheur ». La roue de la fortune n’est plus qu’un déversoir de biens confortables et rassurants qu’il convient d’afficher. Comme P. Bruckner l’a mis en évidence, le bonheur fait figure désormais de véritable devoir auquel chacun est tenu de souscrire sous peine de transgresser le diktat social. Ainsi la quête du bonheur s’annonce-t-elle aujourd’hui sous des contours individualistes et marchands dont nos contemporains, champions dans l’ingestion de Prozac et autres pilules mensongères, ont bien du mal à s’extraire.

Multiples rebondissements du bonheur se concentrant sur diverses promesses : religion, individu, politique, société de consommation…
Ce parcours rappelle combien cette quête est tenace quelles que soient les illusions dont elle se pare, combien aussi il lui incombe aujourd’hui de se « recadrer ». Cet ouvrage ne se veut pas seulement, en effet, un trajet historique ; il s’avère aussi l’occasion d’une remise au point à l’aune de la conception contemporaine étranglée par le conformisme débilitant et égoïste. De l’avoir à l’être, conversion requise, selon le terme de R. Misrahi, pour ne pas voir le terme « bonheur » s’engluer davantage dans les filets de la vanité.

Construction sociale ou individuelle, le bonheur n’a de consistance, non comme fin en soi, mais qu’en tant que mise en mouvement susceptible d’instaurer un rapport authentique et responsable à soi et à l’autre, qui en conséquence n’occulte pas la part d’épreuves douloureuses qui jalonnent immanquablement tout chemin en quête d’heures gracieuses. Pas de modèle, aucun cocktail sûr d’ingrédients, mais cette promesse évanescente toujours à inventer.

En tout état de cause, la réflexion, la lucidité et le souci de l’autre ne se consomment pas…

Histoire du bonheur
Michel FAUCHEUX
Éditions du Félin, Philippe Lebaud
2002

Parutions
  • Revue L’Aleph, « La Jouissance », n°13, septembre 2004.

Le lit

« L’absence est une valse noire, et personne avec qui danser. »

Anne Bragance, Le litAu départ, elle est assise sur un banc. Son regard s’attarde sur la voiture stationnée en face d’elle. Elle observe une scène de rupture entre un homme et une femme. La femme descend de la voiture et disparaît. Elle monte dans la voiture et poursuit le chemin de l’oubli. Digérer, oublier… L’oublier, elle, cette pilule rose, ce somnifère avalé un jour de juin. L’oublier, lui, le bien-aimé, disparu pendant son sommeil. Envolé, parti à la dérobée.

Comment effacer les traces mortelles de ce réveil solitaire ? Rude tâche : se redécouper par-delà la déchirure de l’être, par-delà un cœur saccagé, quasi crevé par la douleur de l’abandon. Une âme démolie, un corps en reste, en offrande. Il ne reste que cela à ses yeux : trouver l’oubli dans les bras d’hommes. Quinze hommes pour quinze années d’erreur, de fourvoiement. Quinze ans d’un amour tronqué, d’un terrible égarement. Sorte de catharsis qui passe par une sexualité méthodiquement calculée : il y aura quinze amants, un pour chaque année de ce partage fallacieux. Une heure de plus sera accordée à chacun. À chaque fois le même rituel : à chacun elle raconte son histoire, le trajet de cet amour déconfit ; elle leur explique leur place, le pourquoi de leur présence dans son lit. Une façon de profaner la couche nuptiale, ce lieu que son « bien aimé » habitait. Lui, le bien-aimé, ainsi qu’elle continue à l’appeler. On ne désacralise pas comme cela les termes chéris. Quant à elle, elle ne se nomme pas, ne se nommera à aucun moment. Sans doute, estime-t-elle avoir perdu toute identité depuis que celui qu’elle aimait l’a trahie.

Elle l’a compris ce jour de juin : il ne la désirait pas, ne l’aimait pas. Comme c’est bien souvent le cas, l’amour est mort depuis longtemps lorsque l’on réalise que la source est tarie et que l’on se retrouve à contempler, selon les mots de Yasushi Inoué, le « lit asséché du torrent blême. » [1]
Mais elle ne s’arrête pas au seul constat de son amour bafoué, elle entre dans la spirale de la culpabilisation. Si bien qu’à la tentative d’oubli se mêle une forme d’expiation personnelle, pour ne pas dire d’autodestruction. Ce n’est donc pas vraiment son corps qu’elle donne en offrande. C’est celui de cette autre en elle, ce « double haïssable » qui n’a pas su déchiffrer l’énigmatique bien-aimé. Faire l’amour devient ainsi un acte sacrificiel. Chaque homme incarne un pion de plus sur l’échiquier du désarroi. Macabre valse des amants.

« Désormais tu n’es plus, ô matière vivante !
Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux. »
(Baudelaire, Spleen)

Sur le matelas de la douleur, ont déjà défilé six hommes, parmi lesquels un touriste anglais, un misanthrope, un porteur de la bonne parole, et autres passants. Nous voici en présence du septième amant de la liste du délabrement amoureux. Le septième, Gabriel. C’est d’abord irrité qu’il entre dans cette histoire. Il n’apprécie guère cette façon aussi directe que sincère qu’elle a de disposer de ces hommes, encore moins ce rang de septième. Mais il la laisse disposer de lui et se prête à la cérémonie : il joint ses membres aux siens, il écoute son récit. Au fil des paroles, au détour des gestes, il est de plus en plus intrigué par cette femme meurtrie. Profondément touché par l’écho de cette brûlure interne, ses certitudes commencent à vaciller. Les heures s’écoulent. Midi a sonné et il n’est plus le même homme. Il le sent, il le sait. Lui qui ne vivait que dans le présent, si bien armé contre les assauts de la mémoire, se met à redescendre la courbe du temps, retrouve ses lignes de faille : le départ de sa mère qui a signé la douleur et la fragilité de son enfance, le départ de sa femme aussi. Les départs, les absences et, par-delà, la solitude intrinsèque de chacun. Elle s’est endormie dans ses bras, il la tient serrée contre lui, il n’ose pas bouger de peur de perturber l’apaisement du sommeil. Chose inédite pour lui, il pleure. « L’amour est illumination, il balaie de sa lumière tous les gouffres qui nous habitent, dont nous ignorions la profondeur, la noirceur, il accroche ses soleils aux trousses de nos ombres, à tous les ciels de notre vie. » Les paroles de cette femme l’ont rendu à lui-même, à sa précarité essentielle. Comme elle, il se retrouve nu face aux assauts de la mémoire. Comme elle, il rejoint la déchirure de ses entrailles.

Ensemble, ils poursuivent le chemin de cette connivence balbutiante. Et Gabriel commence à compter les heures, à les voir s’égrener avec angoisse. Une phrase, issue des méandres de sa mémoire, résonne en lui : « Il paraît que celui qui se noie voit défiler sa vie en accéléré. » Une ombre vient de passer devant ses yeux meurtris et cette ombre, il le sent confusément, c’est – pour faire écho à Jankélévitch – « l’ange invisible de la mort qui parle en nous par ces signes, et nous effleure de son aile ; car le messager angélique ici n’annonce plus la naissance ni le commencement, mais la terminaison. » [2] Elle est en train de se noyer. Tous les pores de sa peau ne cessent de déclarer cette évidence : « Elle se noie sous ses yeux et tout en se débattant, elle s’accroche à lui, elle l’entraîne, comme un projectionniste fou, elle lui octroie – lui impose – l’horrible privilège d’assister à ce déferlement d’images. » Restent deux possibilités : la mort ou le dépassement des sept heures…

Anne Bragance pénètre, creuse la part intime – maudite ? – des êtres, rejoint le flux sanguin des blessures humaines. Pour cela, elle est armée d’une écriture sans fioritures, aussi directe et nue que le froid constat de l’échec. Une écriture crue qui sait rendre la crudité de nos existences et ses vives écorchures. Pourtant, elle laisse pointer une petite lueur, ténue certes, mais présente malgré tout. Une lueur qui évoquerait la journée réussie que raconte son héroïne. Une faible étincelle : Gabriel, poussière d’ange… Mais s’il est une chose qui ressort de ce récit, c’est bien la douloureuse loi de la gravitation qui nous échoit et nous cloue trop souvent au sol. On pense à ces mots de Bataille : « déplumés vivants ! Nous avions des plumes ! Nous n’avons pas volé ! » [3]

Faisons-nous si mauvais usage du temps qui nous est alloué ? Il est permis de le penser…


[1] Yasushi Inoué, Le fusil de chasse.
[2] Vladimir Jankélévitch, La mort.
[3] Georges Bataille, Le coupable.

Le lit
Anne BRAGANCE
Actes Sud
2001
255 pages

Parutions
  • Webzine Plumart, n°28, avril 2001.
  • Revue L’Aleph, « Artguments », n°7, juin 2001.

Quelle promesse ?

Hubert Mingarelli, Hommes sans mèreLe navire a accosté. Les quartiers-maîtres de seconde classe Homer et Olmann font escale. Mingarelli a lui-même connu la vie de marin. Une expérience douloureuse qui lui permet de se tenir au plus près de la violence des flots et du désir de s’éloigner des vapeurs salées. Aussi les deux comparses désertent-ils le chemin du bordel officiel pour rejoindre une maison « juste pour eux », susceptible d’expulser la douleur des quarts de nuits confinés dans un étroit local. Tandis qu’Olmann, entre prostituées et jeux de cartes, cède rapidement aux tentations du lieu, pour Homer commence un temps plus souple. Rapports attentifs noués avec Pedrico le gardien et Maria la prostituée. Les personnages restent empêtrés dans leur solitude : Maria par son sein mutilé, Pedrico par son incapacité à parler, Homer par le goût du sel et, au fond, la douleur d’être né qui le ressaisit violemment.

Fidèle à son souci de simplicité, l’auteur s’attarde (trop ?) sur la description des gestes, les modulations des dialogues et des silences. Que s’est-il passé au juste ? Pas grand-chose. Et pourtant subsistent la bienveillance d’Homer envers Pedrico, les moments de seule tendresse passés avec Maria, l’attention aux promesses et à ce qui restera en mémoire. Même si l’emporte malgré tout le goût amer : rêves morts-nés de Pedrico, vie au rabais de Maria, regret d’Homer de n’avoir pu dire comme promis un dernier au revoir à Maria. Sans doute l’écho de la tentative fragile de s’arrimer à quelque promesse…

Hommes sans mère
Hubert MINGARELLI
Éditions du Seuil
2004
165 pages

Parutions
  • Livre et Lire, mensuel du livre en Rhône-Alpes, n°195, juin 2004.

Trajections

PUBLICATION

Résumé

« Trajections » : expression de ces morceaux de soi et des autres qui, à force d’éjection, se concentrent pour dégager, peut-être, le rythme d’un trajet d’existence. Laisser les émotions prendre corps, les sentiments se définir, les pensées s’asseoir, les réflexions cheminer. Textes découpés dans le vif au cours d’une dizaine d’années. Ne pas aller chercher les mots, mais les laisser venir à soi et se formuler après une lente infusion intérieure ou dans l’intensité fugace de l’instant. Retenir ensuite les fragments susceptibles de caractériser le pouls fragile d’une existence en quête d’elle-même. La mort claque la porte bien souvent – mélancolies, ruptures, pertes –, mais la joie parvient aussi à s’immiscer entre les filets de notre précarité, surgissant comme une grâce à même d’effacer la peine et de manifester l’attachement au réel.

Les textes ne sont pas restés nus sur les pages ; ils se sont associés aux dessins de Chantal Ortillez, là comme autant de respirations venues scander le cheminement de ces fragments.

Écoute

Extraits du livre lus par le comédien Aurélien Métral de la Cie de théâtre Les Chapechuteurs :

 

Extraits

« L’existence qui se décide à exister, c’est-à-dire qui est en acte, se supprime elle-même comme existence possible et renonce à une partie de soi, tout de même qu’elle renonce à être les autres êtres ; l’affirmation de l’existence est donc croisée par la négation des possibles qui ne seront jamais plus. C’est le prix dont s’achète ici-bas, l’érection de tout être. De là le vertige et l’angoisse de l’option : l’option est la chose du monde qui ressemble le plus au suicide, car elle anéantit tous les possibles sauf un, qui est possible a fortiori, puisqu’il devient réel. »

Vladimir Jankélévitch, L’Alternative.

Les sentiments enfantins, les rêves tourbillonnants. Les mots adolescents. Tout déjà écrit et recopié cent fois sur des feuilles éparses. Rangé, laissé longtemps au placard, dans le cahier au grain de cuir marron.

Tourner le vide dans tous les sens comme on triture un bout de carton au creux de l’ennui. Non-sens, insensé, pas-se-lassé. Battu et rebattu, scalpé, extrapolé, revisité, vécu.

[…]

Paroles âgées, anciens échos dont on voudrait tirer toute la sève. Substantifique tension avant l’effacement définitif des traces qui ont dû creuser en nous quelques microsillons. Se les approprier pour limiter la nullité des générations.

Saveurs légères de la vie ordinaire. Défilé d’horaires. Discussions passagères. Pour se remettre. Se démettre, s’entremettre.

[…]

Chercher les rires avec les morts aux trousses et le froid dans le corps. Attendre le changement de saison, la tournure radicale des mois écrabouillés. Descendre encore, continuer sur la pente sournoise.

[…]

On se dit qu’il doit rester quelque chose comme une soif de vie le jour où l’on se met à apprécier les dimanches.

Ne pas oublier le sautillement du merle.

[…]

Elle a tenu la poignée de la fenêtre de longues minutes, laissant son regard errer sur les zébrures du mur d’en face, et a repensé à ces mots : vivre c’est-à-dire « ne pas s’être suicidé ». Tout repartait, devait repartir toujours de ce point zéro où tout est susceptible de s’effondrer. Aucun pas, aucun élan n’était concevable sans cela.

[…]

Le même jour apprendre une mort et une naissance. De quoi humer les échos absurdes du cercle interminable. Électroencéphalogramme plat – première couche culotte. Décapante équation du cycle infernal du linceul et du bavoir.

[…]

D’où vient ce subit sentiment de bien-être alors que l’on est empli et bâti des strates du mal-être ? Comment serpente-t-il pour emplir quelque recoin de l’esprit ? À la faveur de quelle minute clémente ? De ces envolées improbables est issu notre attachement au pire.

[…]

Réaliser subitement qu’on a passé le cap, que la Faucheuse stimule autant qu’elle accable, que le rire remporte souvent la partie, que la joie persiste telle une hallebarde dressée devant l’accablement des jours mornes.
Peut-être quittera-t-on délibérément la route, mais ce sera sans doute parce que l’on sent qu’il est l’heure et non pas en raison d’un trop plein de bile.

[2004-2014]

Trajections
Emma BRUYAS-VEYRAT
Édition Bellier
2016
86 pages
ISBN : 978-2-84631-326-1
Textes accompagnés des dessins de Chantal ORTILLEZ (14 dessins noir et blanc réalisés à l’encre de Chine)
Prix public : 14 € TTC – Sortie du livre : octobre 2016

 

Points de vente

Le livre peut être commandé. Vous pouvez aussi le trouver directement dans les points de vente suivants :

  • Librairie Decitre
    Lyon
  • Librairie Le Bal des Ardents
    17 rue Neuve, 69001 Lyon
  • Librairie Mise en Page
    45 avenue des Frères Lumière, 69008 Lyon
Autour du livre
  • Présentation de l’ouvrage sur le site de l’Université Jean Moulin Lyon 3
  • Participation à la scène ouverte de la soirée « Escale poétique » organisée par l’association « De la Cour au Jardin : à la Croisée des Arts » : lectures de textes du livre (18 novembre 2016)
  • Autour des Trajections : temps d’échange et de lecture performée (8 décembre 2016, Université Jean Moulin Lyon 3)
  • « Escale poétique » organisée par l’association « De la Cour au Jardin : à la Croisée des Arts » : lectures d’extraits de « Trajections » et exposition de dessins de Chantal Ortillez réalisés pour le livre

Se tenir droit

Olivier Vigna, L'Appendice des joursLe regard se veut attentif et l’écoute précise. Ressaisir les signes de la présence humaine en réinvestissant l’espace urbain et en rentrant dans les chambres froides. Corps en souffrance et souffles coupés : vieillard trop seul condamné à épouser les contours de sa télé, malade anéanti par la douleur, silence écrasant de la nuit sans sommeil, soirs morts des manèges drainant les pantins ivres ou dépités. L’ennui, la pesanteur de la ville, le tic tac des montres qui accélère les cadences, répand l’hébétude et voûte les dos. Appendice des jours exhalant de sales odeurs et des douleurs tenaces.

La ville qui oppresse mais qui sait aussi ouvrir des portes, laisser glisser des rires, suggérer des éclaircies et des airs porteurs, tel cet accordéon qui tente de se frayer un passage même s’il se perd dans les couloirs trop sombres du métro.

Coups de vent. Le regard persiste, ausculte encore, tente de dépasser les murs et la grisaille humaine. Pénétrer dans une chambre chaude, se laisser envahir par un son ou marcher un matin clair d’hiver. Tenter de retrouver une confiance capable d’évoquer à ses heures la stature de la pierre. Retrouvailles avec des lieux plus verts, plus humbles et plus cléments, où les moineaux peuvent se baigner en paix. Lumière d’autres paysages – Océan, Haute-Loire, chaleurs de l’Ardèche –, pour respirer encore et goûter de vraies siestes. Parce qu’on aura laissé la montre, la ville dure abritant aisément les mines lasses, les regards fuyants, les âmes éparpillées et esseulées dans le bruit.

Il s’agit de poursuivre, de résister aux vents contraires, en conservant la vigueur des nerfs de la main. Attendre et guetter toujours. Garder l’œil vif sans trop fléchir, à l’image de quelque arbre fier.

L’Appendice des jours
Olivier VIGNA
Quidam Editeur
2004
110 pages

Parutions
  • Livre et Lire, mensuel du livre en Rhône-Alpes, n°199, décembre 2004.

Au bord du monde

« Il nous suffit de très peu pour nous sentir vivants sur la terre. De très peu. C’est là toute notre gloire. »

Joël Vernet, Au bord du mondeEntre Haute-Loire et Lozère. Retour en Margeride, dans le Pays natal. Récit des années d’enfance passées dans cette campagne reculée.

L’auteur exprime le besoin de remettre ses pas d’adultes sur ses premières traces d’enfant et de réinvestir les lieux qu’elles ont foulés : retrouver la sensibilité d’alors, le regard chercheur de beauté. Retour dans les ruelles du village, essence retrouvée de l’errance sur les chemins désertés de la campagne environnante. Marches, rêveries au plus près de la nature dont il ressort d’heureuses années, mais aussi une profonde solitude.
Émergence d’un tempérament solitaire, de ce sentiment d’être exilé parmi les hommes, enserré dans l’étroit étaux de l’incommunicabilité, sauf, sans doute, avec les éléments de la nature. « Parler aux arbres convient aux hommes, mais parler aux hommes convient à qui ? »

Nous voici plongés au cœur d’une terre superbe, mais aussi implacablement dure et sauvage, où vivre ressemble davantage à sur-vivre, où l’on cherche les rires, avec les morts aux trousses et le froid dans le corps. Ici les êtres semblent écrasés par le poids du monde. L’ambition n’a pas lieu d’être, meurt comme les rayons du soleil se brisent sur les murs. L’obscurité n’est jamais loin, prête à envelopper les hommes et à les ramener plus bas que terre.

Silence qui rôde, qui est là, implacablement. Ici les vies se taisent, les souffrances ne se racontent pas, ne se raconteront jamais. Nappes lourdes et dévorantes de silence qui durcissent les êtres, mais qui, à l’image du grand-père, savent aussi prodiguer des leçons de lenteur et de patience. Et c’est là également, au creux de cette brûlure interne, qu’a émergé le mouvement vers l’écriture qui n’a depuis lors jamais quitté l’auteur.

À côté du plaisir simple de respirer, de beautés suffisantes pour un cœur d’homme (le cerisier, la danse des oiseaux…) – ce perpétuel « réconfort dans les jours d’ombre noire » -, nous voici à la lisière du malheur du monde, de la catastrophe de naître. Une terre où drame et émerveillement sans cesse semblent cohabiter. Au bord du monde, dans lequel le narrateur a choisi de basculer, loin de ces contrées froides, à l’Étranger, là où rayonne le soleil, près de vastes déserts, avec le sentiment qu’il aurait pu malgré tout passer sa vie entière ici.
Parce que la vraie vie est là comme ailleurs, avec son cortège de beautés scintillantes, de drames sous-jacents, d’élans joyeux, d’ennui terrassant. Avec notre vide que nous tentons d’habiter. La même vie qu’ailleurs, seulement moins maquillée, plus à vif, plus squelettique, créant alors le désir de sentir battre davantage le pouls du réel et de mener une phrase à son terme.

Ainsi le silence s’est-il ouvert pour laisser entrer l’écriture et appeler au voyage. Le chemin, peut-être, pour parvenir à cette évidence que, selon le titre d’un autre ouvrage de Joël Vernet, le silence n’est jamais un désert.

Au bord du monde
Joël VERNET
Éditions du Laquet, coll. « Terre d’encre »
2001
128 pages

Parutions
  • Webzine Plumart, n°36, décembre 2001.
  • Revue L’Aleph, « Mise au Net », n°9, février 2002.

Le grand variable

« La vraie présence au monde, c’est écouter la pluie la nuit. »

Christian Cottet-Emard nous entraîne au cœur de séquences multiples : aventures décousues, balayées plutôt par un double jeu. Va-et-vient entre deux regards braqués sur le monde, celui de l’enseigne de vaisseau Mhorn pourvue de sa lunette astronomique et celui du narrateur. Oscillation des regards, subtil jeu de doubles, grâce auquel sont captées les sinuosités du déroulement de nos vies : ce « grand variable » que constitue le tas grouillant et énigmatique des gens d’ici-bas, l’ensemble des faits et gestes qui balisent le quotidien, en somme l’agitation perpétuelle qui caractérise notre humanité. Pris dans son mouvement incessant, le monde s’emballe, adopte une cadence vertigineuse, jusqu’à donner la nausée. Tourbillon qui révèle ainsi tout ce qu’il peut avoir d’écœurant pour celui qui garde son œil de spectateur.

Au fil des cent textes qui composent l’ouvrage, l’auteur exprime combien l’usage du monde est loin d’aller toujours de soi. Difficile immersion dans la société et ses emprisonnements quasi obligatoires : rôles assignés et tâches empoisonnantes qui constituent le lot du commun des mortels. Monde de faux-semblants : fausses candidatures pour fausses offres d’emplois, faux mocassins qui ne résistent pas à la pluie, faux parapluie et faux jouets, qui n’en génèrent pas moins de vrais problèmes. Monde où l’on remplace les vieilles librairies par des centres commerciaux et où les nuages sont rectilignes. Morne constat scandé par les pas trébuchants du narrateur et sa Mhorn longue vue.

Tentatives d’adhésion. S’efforcer de prendre le pli, de se maintenir à « la surface de la vie », de lutter contre une propension profonde à la rêverie et à l’égarement…
… Tentations d’évasion. Distiller la poésie, « ce seuil de ciel qui m’attend chaque jour à la sortie », ce seuil capable d’extraire une parcelle de félicité des heures accablantes.

Aventures desquelles émergent les défaillances du goût de vivre menaçant régulièrement de maquiller la peau de plaques d’eczéma, mais aussi la quête d’une journée plus vivante, d’une journée de plénitude dans laquelle dominerait le sentiment d’une existence cohérente et unifiée.

Ainsi, par delà l’évidente vision désabusée qui émane de cet écrit, trouve-t-on également, rendus par un filtre onirique, un papillon de mer géant, des arbres fiers, des cerfs-volants indécis, ou encore tout simplement le ciel et la mer… Précieux éléments capables de faire retrouver peut-être les temps morts, « ces fissures où se dépose et s’épanouit la graine sauvage de l’instant, l’herbe folle au bord des grandes cultures mélancoliques de l’emploi du temps ». D’aventures en aventures sur le tragique balancier de nos existences, la joie n’a pas tout à fait dit son dernier mot.

Le grand variable (Aventures contemporaines)
Christian COTTET-EMARD
Editinter
2002

PARUTIONS
  • Webzine Plumart, n°43/44, août-septembre 2002.
  • Revue L’Aleph, « Que transmettre ? », n°11, avril 2003.

Entretien avec Annie Salager, écrivain

Autour du Pré des langues

Annie Salager a déjà écrit de nombreux ouvrages, essentiellement d’ordre poétique, tels que Figures du temps sur une eau courante ou encore Terra Nostra. Elle a aussi traduit en français des ouvrages de langue espagnole et collaboré à des revues ou anthologies.

Vous avez déjà un long trajet d’écriture derrière vous qui s’est essentiellement exprimé à travers la forme poétique. Pourquoi avoir choisi la forme du récit aujourd’hui avec Le pré des langues ?
Essentiellement c’est vrai, mais j’ai aussi déjà fait un roman, Marie de Montpellier, un roman historique basé sur la coexistence des trois religions au XIIIe siècle. Et puis là, l’éditrice m’a demandé un livre. J’avais des notes de mes voyages là-bas et, en somme, c’est cette demande qui m’a incitée à trouver une forme, puisqu’elle voulait qu’on parle d’un lieu et que je n’avais pas envie de raconter mon enfance, c’est un peu rasoir.

Donc ce n’est pas la volonté d’adopter une autre forme d’écriture.
Non, la forme est venue avec la contrainte de la demande. Mais ceci dit, dans mon livre Terra Nostra, il y a un texte sur la Grèce, qui s’appelle « Calendrier solaire » qui est presque tout en prose. Il n’y a pas loin de la prose poétique au poème. J’ai eu plaisir à écrire ce livre.

Dans cet écrit, vous évoquez une langue, un patois local, en insistant sur sa dimension d’interdit qui en faisait une autre langue, comme une seconde langue maternelle.
Ça c’est tout à fait capital. À vrai dire, je dis patois, parce que mes grands-parents disaient « patois », mais c’est l’occitan. Et il n’était pas interdit à part que l’école, évidemment, imposait le français comme il se doit, comme elle l’avait imposé à ma mère. De plus, mes parents qui étaient à Paris avaient dit à mes grands-parents : « il faut lui parler Français ». Mais les gens entre eux parlaient l’occitan.

En quoi ce facteur est-il déterminant, ajoute-t-il un parfum supplémentaire à ces paysages d’enfance ?
Justement, je crois que cet espèce de bilinguisme que j’ai eu a contribué – ensuite j’ai fait des études d’espagnol d’ailleurs – à mon désir poétique. Je crois que quand on écrit, très souvent on cherche quelque chose qu’on ne trouvera jamais.

Oui, vous le dites dans votre livre : on cherche toujours une autre langue encore en dessous…
Oui, c’est ça. Roger Kowalski qui était mon contemporain, mort jeune, disait que quand il écrivait « la forêt », jamais il n’allait retrouver le « Der Wald » maternel avec ses résonances. C’est moins un interdit que quelque chose qui constitue, je crois, le rêve, le désir de langue. Écrire de la poésie, c’est avoir un désir de mots, de langue.

…Ce qui évoque la dimension d’indicible.
C’est ça que je veux dire. Le poème cherche le silence sous les mots, l’indicible ; il contredit le vocabulaire, les mots. Donc, ça m’a aidé à ça, il me semble.

Plus largement, pensez-vous que la langue, avec ses accents, ses intonations, ses soupirs, renferme les contours de notre identité et de sa mémoire ?
Il y a dix ou vingt ans, je n’aurais peut-être pas dit oui. Mais maintenant, je le sens bien plus comme ça. Ce que j’ai essayé de faire dans ce petit livre, c’est justement, par le biais de femmes qui faisaient des kilomètres comme partout pour vendre leurs œufs, d’évoquer le passé, les guerres, le viol des femmes éternel… Je crois que de façon inconsciente, génétique, nous avons cette mémoire. Je crois vraiment que la langue, oui, est notre identité. On vit dans une langue, ce qui enlève pas mal les frontières d’ailleurs aussi. Parce que ça donne envie d’aller dans les autres, de communiquer avec les autres.

« Les mots nous disent, nous créent, nous ouvrent, nous donnent notre dimension catastrophiquement, tragiquement impossible, notre dimension tragique finalement, c’est le mot. »

S’agissant de votre rapport à l’écriture, vous reconnaissez-vous dans ces propos de Samuel Beckett : « il faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent […] ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire. » (L’Innommable)
« Devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire » oui… Je n’ai pas le génie de Beckett et j’ai une autre forme d’esprit, plus louangeuse, plus tournée vers la beauté. Oublier un peu la saleté humaine [rires]… malgré moi. Mais effectivement je crois que les mots toujours m’ont portée, nous portent. Oui, bien sûr, je me reconnais, c’est même fondamental. Les mots nous disent, nous créent, nous ouvrent, nous donnent notre dimension catastrophiquement, tragiquement impossible, notre dimension tragique finalement, c’est le mot.

Ce sentiment qui rejoindrait l’indicible que par l’écriture on s’est peut-être déjà dit, qu’on a capté quelque chose, mais que c’est une poursuite sans fin.
En fait, c’est ça, c’est une poursuite sans fin, oui. Bien sûr, ce sont les mots qui vous portent, qui vous révèlent à vous-mêmes. C’est intéressant votre citation, parce que précisément, c’est bon pour toute écriture, pour la géniale écriture de l’Innommable ou pour une écriture bien différente, plus axée sur le poème, la beauté, la louange.

C’est une question, oui, que l’on pourrait poser à tout écrivain. Mais il y a dans votre ouvrage des phrases qui m’ont vraiment évoqué cette idée : « ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire », devant la porte qui s’ouvre sur elle.
Effectivement, c’est ça que, écrivant, j’ai trouvé et je ne le savais pas avant d’écrire Le pré des langues. C’est en écrivant, en creusant que j’ai eu en effet ce sentiment que le bilinguisme, auquel je n’avais pas pensé sous cette forme-là pour moi, m’a amenée vers cela, que j’étais portée par cette recherche, vers la continuation de la recherche et vers ce moi qui sans cesse se dérobe. L’écriture, si ça n’est pas ça, c’est un travail intellectuel qu’on a tous en nous aussi. Mais l’écriture au sens créatif, elle est ce que dit Beckett et je la ressens comme ça.

Il y a un autre passage, en lien avec le premier, où Beckett écrit : « Étrange peine, étrange faute, il faut continuer… », comme s’il y avait cette sorte de culpabilité sans faute qu’on porte tous. Pour vous cet aspect-là est-il présent ou davantage l’aspect jubilatoire. Ou bien les deux sont-ils perpétuellement mêlés ?
Hélas les deux toujours mêlés [rires]. Parce que de la culpabilité, de l’angoisse, de la faute, j’en ai. Je crois que l’écriture m’a toujours servi d’équilibre. C’est pour cela que j’ai commencé jeune, un peu malgré moi. On écrit malgré soi aussi. Mais le jubilatoire il est là et c’est ça qui fait que ça s’appelle plutôt poème. Et puis, de tout façon, même si on a une écriture plus noire, le jubilatoire il existe dans l’écriture même. Une fois Fusaro me disait que Van Gogh, même avant son suicide, avait du plaisir à peindre.

>> Pour aller plus loin : se reporter à la lecture Le pré des langues

Parutions
  • Webzine Plumart, n°36, décembre 2001.
  • Revue L’Aleph, « Lieux et Non-Lieux d’Écriture », n°10, septembre 2002.

 

E. Bruyas, Conscience tragique. Penser le néant, vivre de rien

Conscience tragique

Penser le néant, vivre de rien

Présentation

E. Bruyas, Conscience tragique. Penser le néant, vivre de rienLa pensée tragique traverse l’irréductible déchirure de l’homme, considérant, outre les tourments auxquels il est exposé, sa vocation, comme celle de toute chose, à la mort et à l’oubli. Décidée à cheminer loin des rivages consolants, une telle pensée se recommande, selon Clément Rosset, d’une logique du pire, s’efforçant d’appréhender le réel dans sa présence singulière et chaotique, où chaque existence, émergence hasardeuse et éphémère, n’est arrimée à rien.

Nous avons tenté de repérer les points d’impact de cette logique. Il s’est agi tout d’abord de penser l’épreuve de la condition humaine : découverte de celle-ci sous son jour précaire, l’enracinant au sein du réel destructeur. Nous avons envisagé ensuite les implications de cette traversée première, interrogeant la possibilité du suicide et celle de l’approche religieuse de notre destin. Si l’idée du suicide représente un important sas de liberté pour l’existant, la pensée tragique ne prône pourtant pas le passage à l’acte, celui-ci constituant, au fond, une tentative de neutralisation de la mort, plutôt qu’un véritable affrontement de notre finitude. Elle ne s’inscrit pas, non plus, dans la perspective de la foi religieuse, y discernant, quelle que puisse être la profondeur de son inspiration, une façon d’éluder l’impact de notre mortalité intime et la dureté de notre présence au monde. Dès lors, avons-nous essayé de cerner les contours d’une sagesse tragique. Invitation à un accueil sans partage de la totalité tragique du réel, sollicitant une attention aiguë à l’instant présent, reconnaissant aussi dans l’humour et dans la joie, plus encore, l’écho gracieux d’une capacité de jubilation à même de résister à la peine.

Conscience tragique
Penser le néant, vivre de rien
Emmanuelle BRUYAS
Éditions L’Harmattan, coll. « Ouverture Philosophique »
2019
256 pages

Autour du livre

La vibration des corps

« J’ai la conviction qu’il y a plus de révélation à espérer sur l’être humain dans l’étude de son image que dans le défrichage de son monde intérieur. »

 

Patrick Drevet, Paysages d'ErosParti pris du corps, qu’il révélera davantage du jeu de présence-absence de la figure humaine. Patrick Drevet reconduit, depuis la vacuité de la main, la tension du désir qui crée les a-corps, des-a-corps ou corps à corps. Mains désœuvrées, affairées, vigoureuses, tremblantes. Doigts recroquevillés, paumes ouvertes. Façons dont chacun s’agrippe au réel, tente par-delà son état désarmé d’y trouver un ancrage.

Les mots s’emparent de la peau et des organes, glissent jusqu’à la plus discrète des veines du visage, rappelant l’énigme de cette vie qui se maintient et la force de son inspiration. Subtil trajet émotionnel qui accentue toujours plus la nudité des corps. Ainsi le tracé des veines et le flux sanguin qu’elles supportent, les yeux, les cils, l’« écume duveteuse » des poils…

L’écriture cherche les plis, les frottements capables de révéler comment l’on habite plus ou moins malaisément ce corps, dont l’appréhension ne vient jamais que de l’autre. Séquences de chairs tendues, aimantes et écorchées vives. La voix émerge aussi, s’expulsant du corps, exprimant cet effort réitéré pour dépasser son relief et ses seules courbures, mais aussi l’insuffisance du corps d’autrui dans l’échange amoureux.

Traversée selon les vœux de l’auteur des multiples paysages d’Éros, servie par une écriture précise, attentive, délicate. Écrire les corps non pas seulement pour les radiographier, mais sans doute pour ressaisir au plus près leur incarnation douloureuse et leur précieux vacillement.

Paysages d’Éros
Patrick DREVET
Gallimard, coll. « Blanche »
2004
176 pages

Parutions
  • Livre et Lire, mensuel du livre en Rhône-Alpes, n°190, janvier 2004.
  • Revue L’Aleph, « La Jouissance », n°13, septembre 2004.

 

Photo : © Greagoir Aubespin

François Chirpaz, chemins de philosophie

Entretiens avec Emmanuelle Bruyas

Présentation

François Chirpaz, Chemins de philosophie « Il convient plutôt de s’attacher à ce que signifie : être un homme ». Ce mot de Kierkegaard peut servir de fil conducteur à ces entretiens attachés à restituer le chemin de pensée de François Chirpaz. Un itinéraire philosophique s’efforçant de comprendre ce vivant que nous sommes, à travers la tradition des philosophes, bien sûr, mais également l’œuvre littéraire, la psychanalyse ou le texte biblique. Mais toujours en le rapportant à la question de la vie et de son destin.

François Chirpaz est philosophe. Il a, pour l’essentiel, enseigné à la Faculté de philosophie de l’Université Jean Moulin Lyon 3. Parmi ses publications : Pascal. La condition de l’homme (Michalon, 2000), Job. La force d’espérance (Cerf, 2001), Dire le tragique et autres essais (L’Harmattan, 2010).

Table des matières

Avant-propos
Chapitre I. Penser en philosophie
Chapitre II. Comprendre la condition humaine
Chapitre III. Questions de méthode
Chapitre IV. Lectures croisées
Chapitre V. Le tragique et l’espérance
Chapitre VI. Les deux références : Pascal et Job
Chapitre VII. La politique et l’histoire
Finale

François Chirpaz, chemins de philosophie
Entretiens avec Emmanuelle Bruyas

François CHIRPAZ, Emmanuelle BRUYAS 
Éditions L’Harmattan, coll. « Pour Comprendre »
2014
184 pages

Autour du livre

Lectures | Sélection 2014

Les livres que j’ai aimés en 2014 

John Banville, La Lumière des étoiles mortesJohn Banville, La lumière des étoiles mortes
Roman | Robert Laffont, coll. « Pavillons », 2014
Traduit de l’anglais (Irlande) par Michèle Albaret-Maatsch
360 pages

 

 

 


bento_bergerJohn Berger, Le carnet de Bento
Éditions de l’Olivier, 2012
176 pages

 


Milan Kundera, L'identitéMilan Kundera, L’identité
Roman | Gallimard, coll. « Folio », 1997
224 pages

 


Sándor Márai, Les braisesSándor Márái, Les Braises
Roman | Éditions Albin Michel / Le Livre de Poche, 1995
Traduit du hongrois par Marcelle et Georges Régnier
224 pages

 


Sándor Márai, L'ÉtrangèreSándor Márái, L’Étrangère
Roman | Éditions Albin Michel / Le Livre de Poche, 2010
Traduit du hongrois par Catherine Fay
216 pages

 


Alice Munro, Trop de bonheurAlice Munro, Trop de bonheur
Nouvelles | Éditions de l’Olivier, 2013
Traduit de l’anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso
320 pages

Une écriture toujours profonde et subtile, à l’instar de Fugitives. Ceci mêlé à un art du détour, du suspense : on ne sait jamais quand elle va rattraper ses personnages pour les clouer au sol ou leur offrir quelque brève envolée.
Une préférence pour « Radicaux libres », « Des femmes » et « Trop de bonheur ».


Alice Munro, Les lunes de JupiterAlice Munro, Les lunes de Jupiter
Nouvelles | Éditions de l’Olivier / Points, 2013
Traduit de l’anglais (Canada) par Colette Tonge
355 pages

 


Annie Saumont, Un soir, à la maisonAnnie Saumont, Un soir, à la maison
Nouvelles | Éditions Julliard / Pocket, 2003
153 pages

 


Annie Saumont, Le Tapis du salonAnnie Saumont, Le Tapis du salon
Nouvelles | Éditions Julliard / Pocket, 2012
155 pages

 


salter_bonheurJames Salter, Un bonheur parfait
Roman | Éditions Points / Points, 2008
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Lisa Rosenbaum et Anne Rabinovitch
395 pages

 


Colm Tóibín, La couleur des ombresColm Tóibín, La couleur des ombres
Nouvelles | Robert Laffont, coll. « Pavillons », 2014
Traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson
288 pages

 

Le pré des langues

« Qu’est-ce que le temps, un vague mal de tête peut-être, provoqué par la chaleur et l’effort. »

Annie Salager, Le pré des languesEntre plaines et collines, entre Rouergue et Quercy, entre inquiétude et joie, entre présent et passé…

La narratrice parcourt à vélo un petit coin de France, le Bas-Quercy, épousant ainsi les déclinaisons du paysage. Elle y retrouve les lieux qui, jadis, ont abrité son enfance et lui ont enseigné une langue, réceptacle de la mémoire, le coffret de strates profondes de celle-ci en tout cas.
Et la mémoire raconte : les pigeonniers qui ouvrent les portes du Lieu, sont comme le pouls de « ce petit pays », conduisant au seuil d’une partition d’existence.

C’est l’entrée dans le temps de la fable, du récit, le temps de l’enfance où le plus réel et le plus imaginaire se confondent. « Voyage au pays » comme le dit un poème du même titre, au cours duquel la narratrice retrouve un monde rural avec sa simplicité et ses déchirures, un patois dont émane le parfum de cette terre des souvenirs. « Son de petit pays » à la faveur duquel ressurgissent des pans de mémoire : les lieux d’enfance, les étals du marché, les gens du village, l’univers dépressionnaire de Gilberte, l’ami Henri, « le monde infini des prés où l’on n’avait pas vu le temps passer »…
Retrouvailles avec une langue, celle qu’elle ne devait pas apprendre et qui s’est immiscée en elle malgré tout, d’autant plus savoureuse qu’elle était interdite, celle des souvenirs que l’on retrouve d’autant mieux que l’on sait ce temps-là définitivement perdu, désormais inhabitable, sauf peut-être de manière fugace embarqué sur quelques sentiers connus…

Au bout du compte, capter un peu le silence de ceux qui ne parlaient guère mais qui ont fait vibrer en elle une seconde langue maternelle, retrouver les traces du grand-père et, au fond, la fragilité de notre passage ici-bas.

Pré des langues… Ces mots, comparables à des pièces de monnaie usées selon Nietzsche, apparaissent pourtant comme un ferment essentiel : celui de notre identité, sans doute toujours accidentellement constituée, sûrement défaite, mais qui s’agrippe en tout cas à quelques jalons : une terre, une langue, un vélo…

Le pré des langues
Annie SALAGER
Éditions du Laquet, coll. « Terre d’Encre »
2001
124 pages

>> Pour aller plus loin : se reporter à l’entretien avec Annie Salager

Parutions
  • Webzine Plumart, n°35, novembre 2001.
  • Revue L’Aleph, « Lieux et Non-Lieux d’Écriture », n°10, septembre 2002.

 

Le « parfum funèbre » des lauriers-roses

« Le deuil devrait se porter comme une civilisation, celle de toutes les mémoires de la mort décrétée par les hommes. »

M. Duras

Stéphane Patrice, Marguerite Duras et l'histoire Selon une visée politique et philosophique, Stéphane Patrice renoue le lien entre littérature et Histoire, réinscrit l’écriture de Duras dans le sillon sanglant de notre XXe siècle, s’attardant sur des œuvres marquantes telles qu’Un Barrage contre le Pacifique ou encore Le Vice-consul. Est ressaisie, depuis la terre d’Indochine et les lauriers-roses de l’Inde, l’exposition des deux cadences du monde. Émergent les déclassés, les opprimés : les petits colons spoliés par une administration corrompue, les cadavres d’enfants dont l’écho s’élève sur les terres dérobées aux indigènes. La mort circule à travers le rire tenace de la mendiante folle et l’agonie des lépreux. L’enlisement guette, attend l’heure de son installation définitive. S’insinuant dans tous les pores de l’humanité, la maladie de la mort est là, incontournable. L’écriture donne à voir comment l’on s’essaye à édifier des barrages et comment ils cèdent… toujours. Ainsi, depuis le combat initial pour la vérité et la justice, s’écroulent bon nombre de mirages : colonial, politique avec au bout celui d’une raison éclairée.

Duras traduit le malaise de notre Modernité, dénonçant les inégalités, les emballements meurtriers de la raison conduisant à l’innommable. L’enflure de la misère, les guerres mondiales, l’horreur de la Shoah et les illusions assassinées dans les goulags pénètrent irrémédiablement le tissu amer de l’écriture. Essoufflement de l’espoir « … parce que le mal est là, aux portes, contre la peau » (L’Amant), interdisant toute catharsis.

À travers cette lecture attentive et critique, l’auteur repère aussi les ambiguïtés et les contradictions de Duras, la trouble scission entre patronyme et pseudonyme, les diverses prises de positions de l’écrivain, jusqu’à son apolitisme final.
Contradictions qui sont sans doute le lot d’une pensée qui ne se retranche pas dans un intellectualisme froid, qui conserve ses hésitations, ses veines et ses viscères, mais aussi d’une conscience lucide et désemparée, étranglée par les débâcles du Temps.

Écriture des corps morts, qui a su nous rappeler notre solitude et notre inanité, mais aussi peut-être autoriser une vigueur nouvelle de l’esprit. Car si l’auteur va ainsi au fond de l’écœurement durassien c’est pour, au bout de cette nuit, retrouver une stimulation. Pour convoquer à nouveau la raison qui se doit, pour agir de manière contrôlée et efficace, de ne pas oublier son inquiétude fondamentale. L’encre douloureuse de Duras en demeure un témoin privilégié.  

Marguerite Duras et l’histoire
Stéphane PATRICE
Éditions PUF, coll. « Questions actuelles »
2003
177 pages

Parutions
  • Livre et Lire, mensuel du livre en Rhône-Alpes, n°187, octobre 2003.

Sur les traces de Cézanne

« Comme Flaubert, jamais satisfait devant la page achevée et oubliant toutes choses pour elle, une volonté absolue, une sorte de sainteté le cloîtrait devant sa toile, le séparait de tout. »

Joachim Gasquet, Cézanne Il est des rencontres décisives, de celles qui donnent une forme d’assise à l’existence en lui ouvrant un champ précieux d’exploration. Gasquet a fait une telle rencontre en croisant les pas de Cézanne en 1896. Jeune poète, Gasquet a 23 ans. Cézanne 57. Meurtri par les critiques, blessé en amitié, le peintre fait montre d’un caractère ombrageux. Mais l’admiration sincère de ces jeunes yeux lui inspire confiance, faisant ainsi de Gasquet un confident privilégié. Suivra ce livre, hommage à l’homme et à sa démarche créatrice. Observateur minutieux doté d’une plume souple, l’auteur s’attache à montrer combien l’artiste était habité par son œuvre. De l’homme, il évoque la nature à la fois humble et acharnée au travail, son attachement viscéral à la terre provençale. Il s’attarde aussi sur ses humeurs contrastées oscillant entre lassitude et enthousiasme. Oscillation qui rejoint la tension essentielle de l’artiste, révélant l’exigence et le doute du créateur. Ce doute qui ronge et fait parfois vaciller l’être. Ce doute qui fonde l’exigence même. Les mots insistent sur cet œil du peintre ramassant tout sur son passage : la déclinaison des gestes, l’énigme des couleurs et des ombres, la vacillation des choses et des êtres.

Gasquet s’essaye ainsi à remettre en scène cette audacieuse partie de cartes entre Cézanne et son œuvre. Lettres, conversations donnent à voir comment le peintre a dompté ses élans romantiques, s’est glissé dans la trame du réel pour en extraire les volumes essentiels, traduire les couleurs en une juste apposition.

Un cheminement qui permet de saisir quel a été l’effort de l’artiste pour mener la phrase picturale à « la perpétuité colorée du sang » capable de se résoudre en un frisson. Sueur et chair des idées. Expression de la dimension profondément spirituelle de la peinture de Cézanne.

Une lecture édifiante qui fait de Gasquet non un simple amateur fasciné, mais plutôt selon le terme nietzschéen un co-moissonneur qui sait nous inviter à retourner au pied des montagnes victorieuses.

Cézanne
Joachim GASQUET 
Éditions Encre marine
2003
372 pages

Parutions
  • Livre et Lire, mensuel du livre en Rhône-Alpes, n°182, mars 2003.