Un bonheur parfait

« Il n’existe pas de vie complète, seulement des fragments. Nous sommes nés pour ne rien avoir, pour que tout file entre nos doigts. »

James Salter, Un bonheur parfaitTout d’abord, une atmosphère douce, protectrice, élégante, dans laquelle James Salter nous fait pénétrer, au fil des saisons, avec finesse et un luxe de détails savamment dosés : scènes au coin du feu, bons vins, attentions tendres, mets délicats, discussions intéressantes avec des amis… Le chien qui trouve sa place, les enfants qui jouent, les histoires que l’on raconte, et le souffle aimant du couple heureux formé par Viri et Nedra autour duquel s’orchestrent ces heures chaleureuses.

Mais tout cela se fendille : ennui, incapacité à vivre ensemble malgré l’affection et l’entente quotidienne, hantise du temps. Besoin d’un autre corps, d’une autre façon d’être aimé. Parce que l’autre, la lisse, a peu à peu rendu un son creux. « Notre couple est pomponné comme un cadavre, mas il est déjà pourri », constate Nedra. On perçoit presque le bruit de tous ces craquements des lieux et des êtres tellement l’écriture est fluide, profonde, toujours précise.

On est alors saisi par le froid, mais c’est un froid juste, lucide. L’auteur ausculte au plus près toutes les séquences, importantes ou non, de l’existence de ses personnages, qu’il imbrique avec intelligence dans cette grande scène de la vanité du terme « bonheur ». Et puis il y a les véritables moments d’allégresse, les jours au cours desquels ils se débattent pour trouver un peu de réconfort et y parviennent parfois, même si c’est pour peu de temps.

Peut-on, au-delà des décombres, ne pas se recroqueviller totalement sur sa peine et parvenir à une forme d’apaisement ? Comment trouver peu à peu le rythme et les termes de sa liberté ? À suivre le cheminement de Viri et de Nedra, c’est à une telle réflexion que nous convie James Salter.

Un bonheur parfait
James SALTER
Éditions Points, Coll. « Points »
2008
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Lisa Rosenbaum et Anne Rabinovitch
395 pages

Mémoire indienne

Note de l’auteur : cet article est issu d’une réflexion menée en 2000 sur l’identité amérindienne. À ce titre, il « date » immanquablement. Pourtant, il m’a paru opportun de le republier en l’état (à quelques modifications de termes près). Et ce, pour deux raisons : d’abord, parce que le questionnement sur les conditions de reconnaissance de l’identité de l’autre implique une réflexion d’ordre philosophique, au-delà de ses aspects anthropologiques, historiques ou sociologiques ; ensuite en raison de la situation actuelle des Indiens qui laisse à penser que beaucoup de chemin reste encore à parcourir. Projets législatifs menaçant leurs terres, regroupement, pour nombre d’entre eux, dans des réserves frappées par les difficultés de logement, la pauvreté et le chômage… Qu’il s’agisse de mépris ou de récupération des images de cette culture, la lutte pour l’affirmation et la préservation de l’identité amérindienne n’est pas terminée.


 

D’abord massacrés, refoulés puis parqués dans des réserves, le destin des Indiens d’Amérique du Nord est bien singulier : celui de peuples solidement installés avant leurs conquérants, puis réduits par les marches de la colonisation et sa soif de terres à une faible minorité, et enfin récemment réapparus dans le cours de l’histoire. Quand nous parlons de réapparition, précisons que nous n’entendons pas par là un réveil subit après une période de sommeil profond. De manière plus ou moins active, la résistance indienne n’a jamais cessé ; seulement, les données du problème ont changé : celle-ci s’organise, s’ouvre à de nouvelles perspectives en se mobilisant contre la condition réservée aux Indiens.

Nous le savons, la période coloniale (16e-19e siècle) fut le théâtre d’affrontements sanglants aboutissant à la quasi-disparition des Indiens. Or, ces cinquante dernières années, une certaine renaissance a eu lieu. Partie des contestations des Noirs américains dans les années 60, on a observé en effet une vigueur des contestations ethniques : manifestations du désir de reconnaissance identitaire, auxquelles les Indiens ont également pris part, et aboutissant à la revendication d’un « droit à la différence » ethnique et culturelle. Par ailleurs, un appui a été fourni par la curiosité accrue des historiens et des anthropologues américains et européens, dont les travaux ont contribué à mieux nous faire connaître la réalité des sociétés indiennes, et permis une sensibilisation de l’opinion. Ainsi observe-t-on depuis quelques années un regain d’intérêt pour la question indienne (éditions de textes consacrés aux Indiens, par la Smithsonian Institution à Washington par exemple, ou écrits par des Indiens, témoignages, entretiens, romans… telle la collection « Terre humaine » chez Plon, films, éditions musicales aussi, etc.). Cette multiplication d’ouvrages est plus que significative. De quoi donner la parole aux Indiens en quête de reconnaissance identitaire et montrer l’intérêt que suscite leur cause dans l’opinion.

Que traduit un tel regain d’intérêt ? Outre des manifestations d’authentique ouverture à l’autre, une sincère sympathie pour une lutte reconnue comme légitime, une certaine crise actuelle de l’Occident n’est sans doute pas étrangère à ce nouveau regard de l’opinion. Car le fait qu’on en parle désormais (en plus d’ouvrages, émissions à la télévision, articles dans les journaux…) n’est pas à notre sens une raison suffisante, même si elle est nécessaire. L’opinion s’émeut quand elle le veut bien ; l’humanité a laissé et laissera toujours des massacres derrière elle sans que cela lui pèse outre mesure. Alors pourquoi se tourner vers les Indiens ? Des deux côtés de l’Atlantique, un « malaise dans la civilisation », comme aurait dit Freud, est sans doute à prendre en compte. En effet, l’Occident du 20e siècle finissant est en proie à bon nombre de doutes quant aux acquis de sa civilisation : valeurs morales, culturelles, religieuses vacillantes, problèmes sociaux, politiques, économiques, d’ordre technique (pollution)… En bref, après une longue intolérance politique et religieuse, un ethnocentrisme certain, un entêtement uniformisateur et apostolique, l’Occident en pleine crise d’identité s’interroge sur lui-même et du coup se tourne vers l’autre. Or l’Indien tombe à pic, pourrions-nous dire. Car si, pour certains esprits obtus, l’Indien reste un « sauvage », un dégénéré, un alcoolique, celui-ci jouit globalement d’une bonne image. Cela remonte loin, aux méandres de notre enfance (à travers la littérature, le cinéma avec le western « hollywoodien », la bande dessinée, les dessins animés, etc.) : l’Indien est doté d’un profond pouvoir de séduction sur les esprits occidentaux (appel en nous du « barbare », rêve d’aventure, du « héros » des grandes plaines…). Iroquois, Sioux, Apaches, Creeks : ces noms résonnent comme autant de figures fascinantes. Du coup, les Indiens d’Amérique du Nord sont le théâtre de l’expression de nos rêves de pureté perdue, pour tout dire de notre romantisme. Dès lors, nous voyons poindre un danger : celui d’une récupération (plus ou moins consciente) de la cause indienne. Car le fort « capital symbolique » [1] dont ils bénéficient court le risque d’être utilisé à des fins étrangères à leur intérêt propre. Ainsi, à côté de travaux riches d’historiens et d’anthropologues qui ont su briser un certain nombre de stéréotypes, fleurit aujourd’hui également ce que nous pourrions appeler une littérature parallèle qui nous met précisément à la question : sous couvert d’une reconnaissance de l’autre, les Indiens ne courent-ils pas le risque d’être instrumentalisés ? Ils incarnent à nos yeux une figure vierge, non entamée par le démon civilisateur, sur laquelle nous projetons nos fantasmes et nos inquiétudes.
À l’instar du « bon sauvage » de jadis (philosophie du 18e s.), l’Indien nous propose un modèle fécond parce que non corrompu par son milieu. Les écologistes tentent en cette fin de siècle de faire revivre ce mythe, avec le présupposé (non démontré) que le progrès technique ne peut que corrompre. Or si les ancêtres Indiens étaient attentifs à leur environnement, c’était au nom d’un certain sens du sacré, et non à titre d’écologistes bon ton, comme certains aiment à le (laisser) penser.
De même, dans le cadre de la théorie, disons plutôt de l’idéologie, du New Age, sont prélevés des éléments de cultures non-occidentales (orientales ou autres, telle la vision indienne d’un monde animé, doté d’une énergie circulante, l’idée d’une harmonie entre tous les êtres vivants maintenant l’équilibre du monde). Le New Age prône au bout du compte une transformation de l’individu en vue d’un nouvel ordre mondial, basé sur un processus d’unification de l’humanité. De quoi au fond intenter un véritable procès à la culture occidentale. Pour mieux cautionner leurs idées, les théoriciens du New Age ne manquent pas d’ailleurs d’ajouter à leur formation initiale (européenne ou nord-américaine) un enseignement issu de maîtres spirituels (Orientaux, Africains, Amérindiens…). Ainsi, cela est symptomatique, les rites d’initiation au New Age sont des actes de rupture avec la tradition occidentale. Voici par exemple comment J. Castermane raconte son entrée dans la vision holistique : « J’ai commencé à danser, et petit à petit je suis passé de l’état occidental figé dans ses concepts à l’état d’amérindien entrant en relation directe avec les dieux par le canal d’une danse sacrée. Quelle expérience libératrice et unifiante ! » Où est la déviation ? Non pas dans l’effort qui ne s’en tient pas à l’occidentalo-centrisme, afin d’aller à la rencontre de cultures différentes, mais dans l’attitude de total dénigrement vis-à-vis de notre propre héritage culturel.

Que nous dit ce type de « littérature » ? Quête de modèles, d’images vierges : expression du malaise actuel de l’Occident plutôt que d’un réel souci d’aller à la rencontre de l’autre et de réhabiliter l’Indien. Ainsi, comme beaucoup d’autres causes, celle des Indiens court le risque d’être détournée de ses objectifs, en servant de caution à nos propres intérêts. Où se situe le danger ? Se retrouver dans une certaine vision du monde n’est pas en soi blâmable, bien au contraire puisque cela témoigne d’une capacité d’ouverture à l’autre ; ce qui l’est, en revanche, c’est d’user d’une image et de sa dimension symbolique pour cautionner tel ou tel point de vue. Car il s’agit alors de regarder ailleurs, non pas tant pour reconnaître la fécondité d’une culture, d’un mode de pensée, mais pour répandre en Occident des théories totalement étrangères aux intérêts propres de ces populations laminées par l’Histoire. Il faut se méfier d’un tel « colonialisme » intellectuel. Les références aux cultures non occidentales servent de caution pour rejeter notre propre héritage. Cela ne nous semble profitable ni pour nous, car nous ne réglerons pas nos problèmes en rejetant en bloc tout notre héritage culturel, ni pour nos interlocuteurs Indiens, car la soi-disant « ouverture » à l’autre se transforme en récupération pure et simple.
Le « sauvage » de jadis est ainsi métamorphosé en écologiste ou bien est utilisé à titre de maître spirituel pour renier tous les acquis de notre civilisation. Les Indiens furent sacrifiés une première fois sur l’autel de notre expansion, il ne faudrait pas qu’ils le soient une seconde fois sur celui de nos peurs. Déjà, au cours de la période coloniale (18-19e s.), des stéréotypes s’étaient constitués, ne révélant en rien la réalité de l’Indien, mais bien plutôt les valeurs et la nostalgie des Américains. Au 19e siècle, en tant que « Primitifs », les Indiens faisaient figure de paradigme : expression première de notre société, ils étaient le moyen de comprendre le passage de la sauvagerie à la civilisation. Ils faisaient partie de « l’évolution ». Aujourd’hui le développement de ce type de « littérature » risque de fabriquer un « nouveau western » aussi dénaturant que le premier. L’exemple des détournements opérés par l’écologie ou le New Age nous le montre : nous risquons de reconduire un certain nombre d’images mythiques en faisant de l’Indien un personnage dont la représentation colle à la conjoncture occidentale et, du même coup, de banaliser le mouvement de revendication identitaire. Cet Indien-là est imaginaire et si nous n’y veillons pas, nous risquons de passer une fois de plus à côté de la réalité. Bien sûr, il est plus séduisant de se laisser prendre à une image rêvée qu’à ce qui côtoie le réel sur ses bords les plus tranchants. Mais il faut s’y efforcer en tout cas. C’est dans le sens de cet effort que nous voudrions tenter d’aller, car toute cause utilisée à des fins autres qu’elle-même perd sa force.

Aujourd’hui, l’on ne tue théoriquement plus, l’on prétend même reconnaître l’identité des Indiens. Mais n’est-ce pas, au fond, pour mieux encore les accommoder à notre imagerie occidentale et, finalement, ne parvenir qu’à les tuer une deuxième fois ? Quel est par conséquent le problème qui se pose à nous ? Savoir si nous sommes prêts à reconnaître en tant que telle une culture et ses revendications, ou si les intérêts variés ne feront pas que perpétuer la tradition de l’ethnocide.

Car, où est l’Indien authentique dans tout cela ? Il s’évanouit non pas dans la nuit du silence de la mort, mais derrière l’œil déformant de notre Occident malade. Il a su résister à l’anéantissement ; il risque de se faire couper la parole par le langage fallacieux de nos fantasmes et de nos peurs. Déjà le « sauvage » d’hier (que le cinéma s’était complu à nous représenter) n’était qu’une caricature des américains. De même, l’Indien d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier ou d’avant-hier, pour la simple et bonne raison qu’une identité qui n’évolue pas est vouée à mourir. Une culture vivante est en mouvement et c’est le cas de l’indianité. En revanche, par-delà la grande diversité du peuplement indien, une personnalité indienne existe, sinon on voit mal comment ceux-ci auraient résisté à cinq siècles de colonisation. Pouvons-nous dire alors ce qu’est l’Indien d’aujourd’hui ? Quel critère retenir pour essayer de qualifier l’identité indienne ? Sans doute faut-il se référer avant tout à sa vision de l’univers. Par-delà les circonstances historiques, sociales et éducatives qui depuis des siècles ont abîmé la conscience que l’Indien peut avoir de lui-même, écrivains indiens et organisations ont tenté de dire qui ils étaient. L’élément essentiel qui ressort de beaucoup de témoignages [2] est d’être une culture profondément enracinée dans la terre. L’Indien a été dépossédé de ses territoires, et même fréquemment du droit d’exister, mais nous ne sommes pas parvenus à lui voler l’originalité de son état d’esprit : l’indianité est – avant toute question de communauté, de langue, de costume, de coutume, de croyance –, pour les Indiens d’abord une manière de concevoir le monde, une philosophie, une altérité, donc, qui, malgré les processus naturels d’acculturation, ne peut être totalement ignorée. C’est celle-ci que les Indiens tentent de reconstituer malgré la déconstruction opérée par l’arrivée meurtrière de l’homme blanc.

La revendication de fond semble pouvoir alors être énoncée ainsi : non pas être emprisonnés dans quelque image mythique [3], ou réduits à de purs personnages de folklore voués à disparaître à plus ou moins long terme, mais être respectés en tant que détenteurs d’une culture originale qui ne renierait rien pour autant de ce qu’ils ont pu recevoir des Blancs.
Où est l’urgence ? D’une part mettre en évidence ceci que la communauté humaine ne trouve sa richesse qu’à travers la différence, l’échange ; d’autre part dénoncer avec force toute tentative de récupération malsaine qui, en manipulant des stéréotypes bon marché, enferme l’autre dans sa différence au risque de le détruire. Et sans doute faut-il critiquer toute pensée qui cherche à faire une obligation de la différence. Parce qu’elle cloisonne chacun dans sa singularité et brise la communication requise pour la cohabitation. Car si la différence n’est pas obligatoire, l’identité n’est pas pour autant un vain mot. Voilà le point important. Les Indiens désirent rester indiens, c’est-à-dire que l’on respecte leur identité ethnique, sans être pour autant enfermés dans leur différence. Ils ne se sont pas seulement battus pour survivre et retrouver une place dans la société, mais aussi pour reconquérir un équilibre, profondément perturbé par le choc de la colonisation, leur permettant de se situer par rapport à l’autre, autrement dit de s’identifier.

Est-ce à dire que les Indiens en quête de reconnaissance ne doivent compter que sur eux-mêmes ? Sans doute pas dans la mesure où une certaine solidarité est requise pour donner du poids à ce mouvement, mais il faut prendre garde à ce que celle-ci ne se substitue pas aux intéressés. La crise de la pensée occidentale peut contribuer à la mise en place de nouvelles valeurs ou favoriser le retour vers d’autres plus anciennes mais quelque peu oubliées ; elle peut permettre à l’Occident judéo-chrétien de redécouvrir le sens réel de la notion de droit à la différence dont le mouvement indien a besoin pour perdurer. Mais il faut veiller à ne pas verser dans l’excès.
Pour que l’identité des Indiens puisse s’affirmer avec la réappropriation de leur histoire, et, d’une manière générale, pour que le dialogue interculturel soit fécond, des conditions nous semblent requises :

  • Ne pas se limiter à un exotisme superficiel au sein duquel les références ressemblent alors à de purs clichés. Cela revient à nous présenter un Indien « plastifié digéré », cosmétisé : ignorance par l’Occident de ce que veut l’autre, soit en considérant avec condescendance ce qui n’est pour lui qu’un pur folklore, soit en utilisant le vecteur indien à nos propres fins.
  • Le dialogue perd toute fécondité quand un des interlocuteurs se fige dans une attitude d’autodénigrement vis-à-vis de sa propre culture. L’ouverture à l’autre mène à l’autodestruction, au reniement de notre propre héritage, à un acharnement à nous culpabiliser. Rien de tel pour provoquer un nouveau rejet. Si des stéréotypes ont été dénoncés permettant à une nouvelle image de prendre corps, « malheureusement, les stéréotypes furent bientôt remplacés par leurs contraires » [4]. C’est-à-dire, le retour en force du mythe du bon sauvage aux dépens de l’occidental matérialiste, égoïste, assassin et pollueur : réaction trop excessive pour ne pas provoquer à plus ou moins long terme l’irritation et, donc, le rejet. L’Indien dérange, d’une part parce qu’il est différent, d’autre part parce que le renversement du mythe a le tort de mettre en cause l’identité du non-indien. Or celui-ci n’a pas à se sentir tenu de verser des larmes sur lui-même (nous n’avons pas à nous complaire dans une attitude d’auto-culpabilisation collective destinée à nous donner bonne conscience ; nous ne sommes pas responsables des erreurs de nos ancêtres, mais de celles que nous sommes susceptibles de commettre aujourd’hui ou demain), et il reste en droit, comme l’Indien, d’être fier de sa culture (n’en déplaise aux théoriciens du New age). Quand, en même temps que ce retournement d’image, un mouvement de revendication se développe, l’homme de la rue risque de s’emporter, sans ne plus tenir compte de la légitimité du discours indien. Alors soyons sur nos gardes.

Par conséquent tentons d’aller dans le sens d’une compréhension aussi authentique que possible de la réalité des sociétés indiennes, en débusquant toute entreprise de détournement de leur cause. Car derrière la dimension anthropologique et sociologique du problème, nous retrouvons une des questions clés de la philosophie : le sens de la communication des consciences, l’établissement même de notre rapport à l’autre : comment ce rapport devient pervers, comment il peut se révéler plus vrai.


REPÈRES CHRONOLOGIQUES 

Vingtième siècle :
1911
: Fondation de l’American Indian Association (Society of American Indians).
1924 : Citoyenneté des Indiens (Indian Citizenship Act).
1928 : Publication du rapport Meriam : The Problem of Indian Administration.
1949 : Programme de « déplacement » des Indiens.
1968 : Fondation de l’American Indian Movement (AIM).
1983 : Déclaration de paix hopie à l’ONU.
1990 : Anniversaire de la mort de Sitting Bull (15/12/1890) et du massacre de Wounded Knee (29/12/1890).

Récentes agressions anti-indiennes (en Amérique du Nord) :
1972 CANADA
: Projet Baie-James sur territoire indien. Indiens non consultés.
1976 USA : Création de l’Interstate Congress for Equal Rights & Responsibilities (ICERR) pour abrogation des privilèges indiens.
1977 USA : Conférence de l’Ouest : refus de reconnaître le droit de souveraineté indienne. Projets de lois Cunningham et Lloyd Meeds.
CANADA : Loi d’extinction des droits, revendications et titres territoriaux indiens.
1980 USA : Loi PL : 96.305 : expulsion hopi du JUA et relogement imposé.
1981 CANADA : Tentative de réduction des droits de pêche des Mics-Macs.


[1] Philippe JACQUIN, Les Indiens d’Amérique, Paris, Flammarion, 1996, p. 114.

[2] Rigoberta MENCHU situe la différence entre elle et le non-indien dans « la terre, mère de l’homme ». Jimmie Durham situe la différence dans « ce qui est appelé notre spiritualisme [qui] est le concept de la Terre-Mère ». Pour Vine Deloria, ce qui distingue l’Indien du Blanc c’est « son mode de pensée […] fait de simplicité et de mystère, non de science et d’abstractions ».

[3] « Que le grand public abandonne les mythes dans lesquels il nous a enfermés », disait Vine DELORIA (Vine DELORIA, Peau-Rouge, Paris, Macmillan, 1972 (1è. éd. 1969), p. 53). Mythes : vision de l’Indien « sauvage » sans foi ni loi, amateur de scalps, de sacrifices humains, etc. dans l’imagerie populaire, ou, sur le versant opposé, celle du « bon » sauvage.

[4] Joëlle ROSTKOWSKI, Le renouveau indien aux États-Unis, Paris, L’Harmattan, 1986, p. 270.

Parutions
  • Revue L’Aleph, « De Mémoire… », n°5-6, novembre 2000.

 

Entretien avec François Chirpaz, philosophe

François Chirpaz s’attache à interroger la condition humaine dans sa singularité concrète. Une réflexion qui amène le philosophe à reconnaître en l’homme ce vivant fort de l’ouverture que lui confèrent la parole et la pensée, mais aussi cet être précaire en raison de sa corporéité, son affectivité et son destin mortel.


[Entretien réalisé en 1999]

 

Que vous inspirent ces propos de Yves Bonnefoy : « Rien n’est que par la mort. Et rien n’est vrai qui ne se prouve par la mort. » (L’improbable et autres essais) ?
Dans le cours ordinaire de notre expérience, prendre en compte la mort c’est reconnaître le caractère précaire et fragile de notre être dans la vie, sans pour autant se laisser fasciner par elle ni se comporter comme si elle n’était rien. Se laisser fasciner par elle c’est s’empêcher de vivre et d’habiter le temps de notre vie. Inversement, faire comme si elle n’était rien est se condamner à vivre d’une manière folle et dangereuse car l’homme n’a plus, alors, le sens de sa limite essentielle.

Il n’en va pas autrement dans l’exercice de la pensée. Tant qu’elle demeure sous le régime de la fascination, la pensée se paralyse et elle se détruit elle-même. Mais si elle est incapable de prendre en compte cet inéluctable de notre condition, elle peut construire tous les systèmes qu’elle voudra, elle n’en demeure pas moins abstraite, ignorant ou feignant d’ignorer que la mort constitue le point d’énigme de notre destin.

En construisant tous ces systèmes, elle cherche à se rassurer en faisant taire son angoisse. Mais, en fait, elle se rend aveugle à la réelle condition de l’homme et elle se ment à elle-même en surestimant sa propre possibilité. C’est ce que dénonce Yves Bonnefoy dans le premier des essais de l’ouvrage que vous citez. Ce que d’autres, avant lui, avaient déjà dénoncé : je pense à Pascal, à Kierkegaard, à Nietzsche ou, plus proche de nous, à Franz Rosenzweig, dans L’Étoile de la Rédemption.

Et c’est donc ainsi que je comprendrai la phrase « Rien n’est vrai qui ne se prouve par la mort » : rien n’est vrai dans ce que la pensée exprime qui ne soit passé par l’épreuve de la confrontation à l’énigme de la réalité de la mort dans notre vie d’homme. Elle n’est à sa vérité propre que pour autant qu’elle accepte et assume cette épreuve. C’est ce qu’exprime Eschyle quand il assigne l’homme au « comprendre par l’épreuve (pathéï mathos) ».

Considérez-vous que la conscience de notre néant puisse se dévoiler comme élan créateur ?
Il importe, tout d’abord, de s’entendre sur le sens de ce mot. Parler de la conscience de notre néant ne veut pas dire que l’homme n’est rien ni en lui-même ni par lui-même. Mais, bien plutôt, (et c’est ainsi que je l’entendrai) que l’homme est cet existant inassuré et incertain, tant au sujet de son être que de son destin.

Parce que l’homme a la parole en partage et qu’il a part à la pensée, il ne peut se comprendre lui-même que comme un vivant distinct et séparé des autres vivants du monde. Mais comme il est mortel, que sa vie est sous le signe de la finitude et qu’il endure la fragilité de son être dans la vie il ne peut se considérer comme un dieu ni comme appartenant à la sphère du divin.

Pour avoir en partage la parole et la pensée, il se distingue de tous les autres vivants et, à ce titre, distinct et séparé. Mais, parce qu’il est mortel, il ne peut comprendre son destin que comme une énigme, demeurant incapable de répondre à la question de savoir pourquoi ce vivant qu’il est et en qui l’esprit se manifeste est voué, au même titre que n’importe quel vivant, à la déchéance et à la mort.

Par « néant », j’entendrai donc ici, pour ma part, non pas le fait que l’homme est rien mais qu’il est sans fond, incapable de discerner un socle indubitable qui le garantisse dans son identité et dans son destin, c’est-à-dire sur le sens ultime de sa propre vie. Avoir à être dans la vie, mais dans l’incapacité de s’assurer la maîtrise de cette vie, voilà ce qui fait la tonalité propre du sens du tragique, cette conscience de la condition humaine contrainte à vivre son rapport à la vie sur le mode de la déchirure.

Mais que l’homme ait à vivre de la sorte ne peut l’empêcher d’être, dans sa vie, un créateur dans ses relations avec d’autres hommes, dans l’action entreprise avec d’autres, dans le travail sur la matière. Ou dans l’œuvre d’art. En ce sens, on peut, comme l’a fait Malraux, comprendre l’art comme un « antidestin », une négation non pas de la réalité de la mort mais du fait que la mort soit le seul mot ultime de ce destin.

Il n’y a, en effet, de création, en quelque ordre que ce soit, que par la négation délibérée des contraintes de la part de nécessité de notre propre condition. Nier ces contraintes en reculant les limites de leur emprise n’est pas abolir la nécessité, c’est affirmer qu’elle n’est pas seule à définir notre part d’humanité.

En ce sens, toute création humaine est sous le signe de la finitude parce qu’elle est limitée dans l’espace et dans le temps. Et sous le signe de la fragilité parce que son défi à la mort ne la garantit pas des injures du temps : le plus beau tableau, la plus belle sculpture ou le plus bel édifice sont fragiles puisqu’ils peuvent être détruits. Et pourtant ils n’en témoignent pas moins du génie de l’homme.

En référence à votre ouvrage Le tragique [1] (« Le débat escamoté »), pensez-vous que la philosophie ait souvent manqué l’approche du tragique ?
C’est un fait, comme on le voit déjà dans les textes de Platon et d’Aristote relatifs à la poésie, et c’est ce que je me suis attaché à montrer dans le chapitre de ce livre auquel vous faites allusion.

Dire que la philosophie a souvent manqué l’approche du tragique est dire que dans son souci de rendre réelle l’émancipation de la pensée et d’assurer son autonomie elle s’est attachée, en priorité, à la force créatrice de la pensée dans son aventure pour explorer le monde et s’en donner une connaissance. Explorer le monde et se le donner à connaître dans sa totalité, sans que rien ne vienne entraver un tel élan, telle est la démarche de la pensée devenue autonome. En cela, il y a toujours, pour une part, comme des accents d’épopée dans cet élan, l’épopée étant comme le poème de l’audace de l’homme que rien ne peut réellement arrêter dans la réalisation de la tâche qu’il s’est assignée.

L’épopée est comme le rêve d’une pensée que rien ne peut entraver. Le tragique, par contre, est attention à cette contradiction qui nous habite et nous constitue. Et qui n’ouvre, dans l’homme, la possibilité de l’esprit qu’en prenant la mesure d’une déchirure essentielle entre la vie et nous-mêmes. En effet, accroître, dans l’homme, la conscience de lui-même est accroître la douleur de la vie, comme le rappellent les tragiques grecs ou le Livre de Job. Une douleur qui n’est autre que la conscience de cette déchirure.

Cette douleur d’avoir à demeurer dans la vie comme en une situation de divorce, tous les philosophes ne l’ont pas méconnue. Par contre, tous ceux qui ont compris la tâche primordiale de la pensée comme celle d’avoir à bâtir des systèmes du Monde, de la Nature ou de l’Histoire ont escamoté cette déchirure au flanc de la pensée parce qu’au flanc de l’existence. C’est pourquoi, dans cet ouvrage, je me suis attaché à comprendre la réflexion sur le tragique comme une controverse de la pensée avec elle-même : non pas pour congédier la philosophie (car elle témoigne d’une des plus hautes possibilités de la pensée humaine) mais pour la contraindre à reconnaître son point d’aveuglement lorsqu’elle ne prend pas une pleine mesure de la contradiction qui nous constitue dans notre condition d’homme.

Y a-t-il, selon vous, des parentés profondes entre le tragique et le sacré ?
Le sens du tragique étant attention au destin de l’être humain il est inévitablement en rapport avec le sacré. Mais, question préalable, que convient-il d’entendre par « sacré » ? La question est vaste et complexe. Pour nous en tenir à l’essentiel, je dirai que, par ce mot, on désigne cette réalité avec laquelle l’expérience humaine se comprend en relation, une réalité qu’elle considère comme la source de la vie et de tout ce qui est dans le monde. Une réalité qui la dépasse et la transcende et que l’on peut nommer Dieu ou le divin.

Les limites de ce cadre ne me permettent pas de dresser un inventaire des diverses formes par lesquelles la pensée s’est efforcée (dans les mythes, la sagesse, les religions ou la philosophie) de comprendre et de se représenter tant le sacré que la relation de l’homme avec lui. Pour m’en tenir à la seule démarche tragique, cette compréhension est inséparable de la conscience de l’énigme ou du point de nuit.

Aussi, le sacré ou le divin ne peut-il être compris que comme une présence éprouvée dans la proximité de la vie des hommes mais qui ne se donne à eux que dans le retrait, comme si le divin ne pouvait se manifester que de la sorte, tel ce « Dieu caché » dont parle Pascal dans la suite des Psaumes ou du prophète Isaïe. Une présence qui ne se manifeste que dans le retrait : signe que l’homme ne peut mettre la main sur lui et qu’il dépasse les catégories de la pensée humaine. Et, dans le même temps, douleur de l’existence contrainte à endurer ce retrait comme un délaissement et un abandon.


1 CHIRPAZ (F.), Le tragique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1998.

>> Pour aller plus loin : se reporter au livre François Chirpaz, chemins de philosophie. Entretiens avec Emmanuelle Bruyas

Parutions
  • Revue L’Aleph, « Le Néant », n°1, février 1999.

 

Entretien avec Jacques Rebotier, écrivain

À propos du rire

Jacques Rebotier est à la fois compositeur, poète et metteur en scène. Il a écrit une quinzaine d’ouvrages. Il est aussi l’auteur de nombreux spectacles, parmi lesquels on peut citer Réponse à la question précédente, La Vie est courbe ou encore Zoo musique.


[Entretien réalisé en 2000]

 

« Prendre conscience de ce qui est atroce et en rire, c’est devenir maître de ce qui est atroce », disait Ionesco, exprimant une certaine dimension de liberté propre à l’humour. Estimez-vous, à l’instar de l’auteur, qu’il est « l’unique possibilité que nous ayons de nous détacher – mais seulement après l’avoir surmontée, assimilée, connue – de notre condition humaine comico-tragique, du malaise de l’existence. » [1] ?
Certes nous n’allons pas vraiment du bon côté, mais est-ce bien si atroce ? Et nous n’avons pas là-dessus l’embryon d’une maîtrise. Distance, seulement distance. Qui permet de : 1/ voir, 2/ supporter. Mais certainement pas de se détacher, et encore moins de surmonter. L’illusion de maîtrise que nous nous jouons à nous-mêmes prolonge au fond la posture du héros romantique, qui revient à se mettre à part, c’est-à-dire au-dessus. Pathos exalté, indifférence orgueilleuse : deux versants d’une même pose, d’une même complaisance.
Srebrenica et consorts, oui : voilà de l’atroce. Se rendre maître de ça, ou du moins commencer à influer un peu sur le réel, supposerait sortir du registre individuel et associer les indignations.
Mais l’écrivain est ici hors-champ.

« Ce qui est commun à la musique et à l’humour, c’est la mise à distance. L’objet musique plante ses racines dans les sons et lance ses feuilles dans l’abstrait. »

On trouve dans votre œuvre un lien constant entre musique et humour. Que ressort-il de cette alliance à vos yeux ?
Distance, toujours distance. Ce qui est commun à la musique et à l’humour, c’est la mise à distance. L’objet musique plante ses racines dans les sons et lance ses feuilles dans l’abstrait. Appliquée au texte, la musique, comme toute mise en forme, l’écarte, le fait sonner étranger, étrange, c’est-à-dire plus nous qu’avant, plus nous que nous, moi enfin vu.

Considérez-vous, à travers votre travail sur le langage et l’expression de sa vacuité, par-delà « le sac et le ressac » [2] des mots, qu’il faut avec Beckett – « dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer » [3] ?
Comme devant la mer : on peut éprouver de la vacuité, ou bien une immense richesse et pourquoi pas, de la joie. Il y a bien sûr du « vide », de la « peine », et de la « faute », dans cette histoire de langue, mais pas seulement. À vrai dire, cet océan toujours mobile-immobile est pour moi un éblouissement. J’y vois une mine inépuisable et mystérieuse de formes, de la chaleur aussi, de la tendresse, la solidarité des générations, le miroir en mouvement du personnel et du collectif, la figure même de l’histoire.

Le corps dans vos textes semble avoir une place privilégiée. Quel rôle lui assignez-vous ?
Porte-souffle, porte-voix, porteur de voix, et de souffle. Gardeur de fou aussi, qui prévient la folle du logis de toute prise de pieds dans le tapis, corps, garde-nous du fou !


[1] IONESCO (E.), Notes et contre-notes, Paris, Gallimard, 1963, p. 200.

[2] REBOTIER (J.), Réponse à la question précédente, Théâtre de l’Athénée, 1993.

[3] BECKETT (S.), L’Innommable, Paris, Minuit, 1953, p. 213.

 

Parutions
  • Revue L’Aleph, « Rires », n°4, mai 2000.

 

Site web de Jacques Rebotier : www.rebotier.net

Éclat noir

Vendredi 8 janvier : « qui a acheté le dernier Bowie ? ». Mon ami G. venait de le recevoir, je le cite : « ça sonne superbe so far ». Dimanche : achat de l’album en ligne. Écoute tranquille en fin de journée, accompagnée d’une bière. Album apprécié, clip « Blackstar » qui marque l’esprit en raison de sa bascule évidente dans l’île des morts : Bowie avec sa maigreur, sa grâce androgyne, son bandeau sur les yeux comme déjà à moitié momifié, la tête de mort incrustée de diamants, ou Major Tom, un des doubles de Bowie, rendu à l’état de squelette… En rester là et se dire : « il me faut d’autres écoutes » comme pour tout bon album. L’on sait qu’il en faut deux, trois, quatre, et plus encore, pour apprécier les morceaux, fixer son attention davantage sur certains, bref faire son écoute de l’album.

Lendemain matin. Café avant de partir travailler, la radio en toile de fond. Déclaration : « David Bowie est mort ». Désarçonnée. Sortie du disque le 8, écoute le 10, annonce de la mort le 11. Alors on repense au morceau phare « Blackstar » bien sûr, mais surtout à « Lazarus » : « Look up here, man, I’m in danger /  I’ve got nothing left to lose ». Rideau tiré, mise en scène de sa propre mort, d’autant plus forte et esthétique que le travail dans l’ombre de celle-ci nous était caché. Élégante pirouette finale, testament en croches, superbe fin. En cette époque d’étalage de tout, et surtout du médiocre, que peut-on y voir sinon une précieuse étincelle de grâce ? Petite sans doute à côté de la crasse ambiante, mais présente malgré tout et que nous n’oublierons pas.

Maladie qui gagne du terrain, sept titres qui émergent avant l’extinction. Sept échos d’une sortie sur la pointe des pieds, là sans doute pour nous inviter, nous aussi, à rendre hommage au soleil noir, aux danses macabres et, dans l’attente, à brûler élégamment nos ailes…

« Oh I’ll be free / Just like that bluebird / Oh I’ll be free / Ain’t that just like me »

Lazare ne se relève pas et reste enfermé dans son armoire, mais les notes, elles, peuvent tinter longtemps aux oreilles des morts-vivants que nous sommes. À l’instar, peut-être, du chant d’un merle bleu. Pour l’heure, on songe davantage au merle noir, mais on ne doute guère de sa capacité à lui faire écho.

 

Humeur stellaire

Le dernier Star Wars, le Réveil de la Force est peut-être un excellent film. Là n’est pas la question. L’interrogation, la consternation plutôt, est issue du constat suivant : un film qui mobilise les quidams des quatre coins de la planète, qui amène des milliers (millions ?) de gens à faire la queue dès cinq heures du matin, déguisés pour nombre d’entre eux qui plus est, afin de voir le film le jour même de sa sortie, comme si leur vie en dépendait, jusqu’à des élus municipaux qui se croient obligés d’afficher « je suis ton maire » sur leur page Facebook, y voyant là un message particulièrement spirituel…
Ajoutons au tableau tous les parents robotisés qui ont supposé qu’ils n’honoreraient pas dignement Noël 2015 s’ils n’offraient pas quelque jouet estampillé « Star Wars » à leur progéniture. Puissance du marketing américain ? Ou indice d’un abrutissement planétaire généralisé ? Sans doute un peu des deux. Côté marketing, le rouleau compresseur américain Disney a été, certes, des plus efficaces [1]. Mais l’abrutissement de masse n’est pas en reste, loin s’en faut. Un tour sur les réseaux sociaux est, à cet égard, suffisamment édifiant.

On ne se permettra pas de critiquer les amateurs de longue date impatients de découvrir ce dernier volet du film. Mais même ceux-là, peut-on supposer, étaient en mesure de souffrir, sans dommage majeur pour leur psychisme, d’attendre quelques jours après la sortie du film pour aller le voir. On ne blâmera pas non plus, bien sûr, les parents de céder aux demandes de leurs chères têtes blondes, premières victimes du matraquage publicitaire. Il aurait été plaisant, toutefois, de voir par exemple un grand-père se raviser et remettre en place la boîte de figurines. Pour décider d’offrir tout autre chose (cet autre chose qui ne figure pas sur la liste qu’on lui a transmise avant qu’il ne parte faire ses emplettes de Noël pour BIEN qu’il y pense) : un jouet non prescrit par la vox populi ou un beau livre, par exemple, que son petit-fils ou sa petite-fille feuillettera sans doute encore des années plus tard avec intérêt et nostalgie, tandis que la fameuse figurine sera détruite depuis belle lurette. L’un n’empêche pas l’autre, c’est entendu. Encore faut-il que l’un ne soit pas complètement occulté par l’écran de fumée de l’autre.

On aimerait voir davantage de gens qui font leurs propres choix loin des injonctions publicitaires et des prescriptions de tous ordres. On aimerait le retour de l’esprit contre celui de la force. Mais on a sans doute un peu trop la tête dans les étoiles…


[1] On peut lire notamment (source Wikipédia) que, en exploitation mondiale (Chine mise à part où le film est sorti en janvier 2016), le film a dépassé le milliard de dollars de recettes en douze jours. Ce qui représente un record historique de rapidité. En Amérique du Nord, qui plus est, le film est devenu le plus rentable de tous les temps, dépassant Avatar en vingt jours, avec 764,4 millions de dollars de revenus.

À l’horizon du trou noir

« Ces choses que nous partagions, […] elles demeurent, mais que deviendront-elles lorsque je serai parti, moi qui suis leur dépositaire, le seul à même de préserver leur mémoire ? »

« Mme Gray » : la mère de Billy, meilleur ami d’Alex Cleave, mais aussi la femme, la première, qui l’a initié à l’amour alors qu’il était encore adolescent. Alex, 15 ans ; Mme Gray, 35 : dans cet écart et dans l’interdit de cette relation, résonne l’ouverture d’un monde de gestes tendres et sensuels, le mystère de la donation sans retenue de cette femme à un jeune homme, la découverte de la proximité la plus intime de l’autre, l’éclosion d’un sentiment amoureux authentique et indélébile.

Alex sent désormais la vieillesse le talonner et, avec elle, les contours de son identité trembler. Il se retourne alors sur ce passé, tentant de retrouver l’empreinte intérieure de ces étreintes lointaines. Avec La Lumière des étoiles mortes, John Banville nous entraîne avec force dans le tunnel clair-obscur de la mémoire du cœur. Dans l’élégance du verbe de l’écrivain, dans la finesse de son style, c’est toute la gravité de l’échange amoureux qui est interrogée et, avec elle, le trouble écho de nos souvenirs.

Une capacité à ramener en cascade, pour chacun, ses propres images/scènes vécues ou recomposées. Première fois, étreintes bâclées, profondément infusées, évidentes, clandestines…

On cavale dans ses souvenirs, dans ses sensations désordonnées. Se demandant : « qu’a-t-on vécu ? » Ou, plutôt, « qu’en a-t-on retenu ? » Quel a été le jour le plus intense, l’heure la plus grave, la minute la plus précieuse ? Que nous dit de nous notre propre sensualité lorsqu’un autre parvient à la débrider ? Et de l’autre qui a le plus compté dans cet entrelacs des corps, des fluides, des mots doux ou sauvages glissés dans le creux de l’oreille ?

Qui est-on à l’arrivée sinon cette identité vacillante qui se cherche et se perd à travers d’authentiques souvenirs et le suc des images filtrées par notre esprit incertain de lui-même ? Quelle est la portée réelle de notre désir perpétuellement déchiré entre ses phases d’abattement et de renaissance éblouie ? Et comment notre capacité à aimer se (re)découpe-t-elle au sein de ces souffles plus ou moins exténuants et désaccordés traversant notre poitrine… ?

La lumière des étoiles mortes
John BANVILLE
Robert Laffont, coll. « Pavillons »
2014
Traduit de l’anglais (Irlande) par Michèle Albaret-Maatsch
360 pages

Une nuit

« … il se produit dans la vie de chacun d’entre nous un miracle de quelques secondes : la rencontre d’un regard, un baiser, un attouchement, qui ne ressemble à rien de tout ce que nous avons connu jusque-là. C’est comme si commençait quelque part un nouveau fil, un éveil à quelque chose d’autre : initiation mystérieuse et cependant naturelle à un univers jamais connu. »

M. Eliade, Noces au paradis.

Présentation

Martin est marié et attaché à la pérennité de son couple. Alix est libre, mais peu disposée à se lancer dans une histoire d’amour. Il reste qu’ils sont profondément attirés l’un par l’autre et ne peuvent se résoudre à considérer de loin l’attraction qu’ils exercent l’un sur l’autre. Ils s’accorderont une nuit. C’est en tout cas à l’issue de celle-ci que nous les quitterons.

 

[Nouvelle rédigée en 2014 | 15 815 signes]

Maman

Présentation

Sidonie a fait son choix. Elle sera une femme au foyer. Dès lors, ses efforts se concentreront sur le noyau familial : son mari et ses enfants qu’elle entourera de ses soins attentifs.

Premières lignes

Elle avait choisi. Choisi le mariage, les enfants, la vie à la maison. Cette vie-là, ce serait la sienne. 19 mars 1965. Jusqu’à ce jour, elle était une jeune femme libre et indépendante. Elle avait également de nombreuses aptitudes. Pourquoi laisser tout cela derrière elle ?

Paul lui avait proposé de devenir sa femme avec ce projet simple : « je travaillerai », « fonder une famille », « s’occuper des enfants ». Elle aurait pu n’accepter que partiellement, revendiquer l’importance de son accomplissement personnel hors de l’enveloppe de la vie de famille. Non, elle accepterait la totalité du contrat. Elle s’en fichait.

Le sentiment qu’elle se réaliserait en soutenant les aptitudes des autres qu’elle élirait comme ses proches. Son futur époux bien sûr, mais aussi les enfants qu’elle mettrait au monde. Elle était curieuse de voir ces personnalités émerger. Elle les aiderait, les soutiendrait, se nourrirait de leur vie à eux.

Elle était pleinement consciente qu’elle s’effacerait peu à peu derrière leurs visages, mais elle acceptait cette destinée.

Elle était certes curieuse de beaucoup de choses, apprenait vite… Des dispositions sans doute, mais pas assez remarquables, estimait-elle, pour qu’elle soit prête à les approfondir. Elle aimait mieux l’idée que l’on se dise : « elle aurait pu si elle avait voulu… », laissant ainsi flotter l’image de possibilités non accomplies ou, plus exactement, volontairement sacrifiées. Plutôt que de prendre le risque d’échouer… Là avait toujours été sa pire crainte.

Elle ne se leurrait pas sur sa volonté friable s’agissant d’elle-même. En revanche, pour les autres, elle se sentait incroyablement forte.

[…]

[Nouvelle rédigée en 2014 | 7 979 signes]

La mort d’Edgar

Présentation

Edgar arrive au bout de son existence. L’installation de sa jeune voisine, Claude, va représenter une ouverture salutaire par-delà les heures accablantes. Une amitié naîtra entre eux, discrète mais solide. Un point fixe dans le tourbillon des jours, ceux de la vie qui se cherche pour elle et de celle qui s’éteint pour lui.

Premières lignes

4 octobre 2006. Edgar a eu 86 ans aujourd’hui. Il est malade, usé, atteint au foie, mais a conservé une bonne vue. L’appartement d’Edgar, situé au troisième et dernier étage de l’immeuble, bénéficie d’une vue donnant sur une petite cour pavée bordée de buissons et ornée de parterres de fleurs savamment entretenus par la concierge, Madame Trocard. Petit îlot de calme et de verdure situé au cœur du centre ville de Lyon et dont il savoure les délices chaque matin lorsqu’il entend les chants des moineaux en buvant son café.

Madame Bonnet habitait dans l’appartement situé au même étage au milieu du mur adjacent. L’appartement est clos depuis six mois, date de la mort de Madame Bonnet. Il faut dire que, outre deux couples d’une quarantaine d’années, l’immeuble abrite majoritairement des propriétaires très âgés. Edgar s’attend donc, si le temps lui prête vie, à voir de nombreux volets se refermer au cours des prochaines années.

Ce 4 octobre, Edgar est en train de boire son café, lorsqu’il voit s’ouvrir les volets de Madame Bonnet. Les stores du balcon s’enroulent, la porte de celui-ci s’ouvre aussitôt et trois personnes l’investissent : une jeune femme d’environ 25 ans et un couple de personnes âgées d’une cinquantaine d’années. Sans doute les parents de la jeune femme, songe Edgar. Toute la journée, s’opère manifestement un emménagement : lit, bibliothèque, plaques électriques, multiples cartons, emplissent peu à peu l’appartement. Les héritiers ont dû le vendre ou le mettre en location. Qu’importe. Dans tous les cas, l’appartement a désormais une nouvelle locataire.

[…]

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[Nouvelle rédigée en 2013 | 18 766 signes]

Devance tous les adieux

« Ce qui me plaît dans ce livre, c’est qu’il est écrit à la hache. On ne devrait jamais écrire qu’ainsi. »

Christian Bobin, Préface.

Ivy Edelstein, Devance tous les adieux

Le trajet d’un fils qui, trente ans après la mort de son père, met ses pas dans les siens et se retourne sur ses silences, son « cœur naufragé », sa mort voulue.

Une écriture, oui, au scalpel, sensible et bouleversante. Des mots qui traduisent au plus près ce passage de la peine qui suit immédiatement la perte d’un être aimé, celle « abominable et sauvage » qui vous arrache un bout de cœur, « la peine de la peine », à celle plus tardive, humble et juste, véritable « peine d’amour ».

À l’arrivée le portrait d’un père dont le suicide, éclairé par les années écoulées, a pris tout son relief : l’expression d’un homme brisé, mais dont le sourire tendre a permis au fils de conserver en lui une lumière aimante, irremplaçable. Telle une ombre qui danse.

Et Ivy Edelstein peut écrire : « J’ai ce matin l’âge que tu avais quand tu es mort et rien n’est à comprendre, tout est à pardonner. »

Devance tous les adieux
Ivy EDELSTEIN
Éditions Points, coll. « Points vivre »
2015
112 pages

Le Caravage, peintre

« Il faut aller jusqu’à soi sans désir et sans rien, savoir être triste puis être nu, accepter cela, n’avoir plus rien, pas même son nom, tout juste son poids. »

Guy Walter, Le Caravage, peintreCru, pourquoi si cru ? La lecture commence par une forme de heurt qui se répète au cours des premières pages du livre. L’on s’interroge sur ces « queues » et ces « culs » qui emplissent les lignes. Pourquoi tant de termes au-dessous de la ceinture ? Pourquoi une telle insistance sur ces « bas mots » ?

Alors – peut-être est-ce là l’intention première de ces propos chargés – l’on se sent incité, provoqué même, à se ressaisir de la complexe personnalité de cet homme qui a fait voler en éclat les codes picturaux de son époque, a subi de nombreuses critiques tout en étant porté aux nues par les princes et la papauté. Michelangelo Merisi, dit le Caravage (vers 1571 – 1610) était un individu aux mœurs dépravées, un homme au tempérament excessif, bouillonnant. Un tempérament à ce point violent qu’il l’a même amené à tuer, plaçant sa vie sous le signe de l’errance et de la fuite perpétuelle.

Mais on  sent que ce n’est pas cela, juste cela que Guy Walter veut mettre en évidence à travers la virulence des mots du départ : façon d’exposer les viscères bouillonnants de l’artiste, manière de montrer, sans doute, combien il ne croit pas à la peinture que l’on fait alors, n’adhère pas aux œuvres couronnées de « chefs ». Et il ne s’en cache pas, pensant qu’il peut mieux faire, en tout cas aller beaucoup plus loin.

Au fil des pages, ressortent le débordement d’énergie du peintre, sa volonté intime d’aller jusqu’au bout de lui-même, jusqu’à l’épuisement de l’esprit et de la chair pour nous extraire dans notre vérité. Car Walter ne procède pas à une biographie du personnage. Il prend la voix, endosse le corps, habite la chair. Chair des mots, nervures du pinceau. Ainsi tente-t-il de retracer le cheminement de ce trouble personnage, de rendre les « ombres » de son talent. Les ombres qui investissent les toiles, creusent les personnages, font reculer la lumière. Le temps qui enserre, rogne les corps, fussent-ils ceux de saints.

David_avec_la_tete_de_Goliath-Caravage_(1610)

David avec la tête de Goliath (1610)

L’ouvrage est dense, revisitant les sentiments de l’artiste et les toiles : le Martyre de saint Matthieu, la Mise au tombeau , la Conversion de saint Paul, le sanglant David, la Cène à Emmaüs… Le ton de l’écrit s’adoucit à mesure que nous entrons dans l’œuvre, se fait plus profond pour faire émerger l’exigence créatrice qui était celle du Caravage.

Les termes vulgaires se dépouillent pour laisser place aux heures tourmentées et solitaires de sa création, à sa volonté de montrer que le temps ne grandit pas les êtres et, pour cela, de rendre sa pliure essentielle, à sa tentative de nous peindre au plus près pour trouver la lumière, la vraie, celle qui révèle la nudité des corps, celle qui nous révèle tels que nous sommes.

La lecture s’achève avec le sentiment de cette violence faite à lui-même pour laisser entrer la lumière dans son esprit, de cette tension créatrice qui a su faire tomber l’illusoire frontière entre les vivants et les morts. L’obscurité s’infiltre toujours…

Le Caravage, peintre
Guy WALTER
Éditions Verticales
2001

Parutions
  • Webzine Plumart, n°40, avril 2002.

Sur les traces de Baruch

« Nous qui dessinons le faisons pour rendre visible quelque chose, mais aussi pour accompagner l’invisible vers sa destination indéchiffrable. »

bento_berger

Le philosophe Baruch (Bento) Spinoza conservait toujours sur lui un carnet de croquis. C’est ce que relatent en tout cas divers témoignages. Pourtant, le dit carnet ne fut jamais retrouvé.

John Berger a laissé son imaginaire partir sur les traces de ces esquisses perdues. Ses propres dessins ont pris forme sur les pages, se sont entremêlés aux textes, donnant lieu à un dialogue tout à la fois esthétique et philosophique.

 

Impressions

Je me suis sentie embarquée vers des images riches, épaisses, sensuelles et planantes. Je pense notamment à « la sensation de chevaucher une symphonie » à propos de la moto. À lire l’auteur, j’ai eu la sensation de retrouver la griserie de la conduite et le silence que « le tunnel de vitesse » qu’il évoque sait procurer.

Embarquée vers des pensées sondant l’intériorité, sans doute parce qu’essentiellement immaîtrisées. Cet enchaînement de séquences scandées irrégulièrement par les dessins de différente teneur – fleurs, animaux, objets, figures humaines – fait éclore de nombreuses images dans l’esprit, des pensées proches, mais aussi lointaines, comme immémoriales. Oui, l’entrelacs que John Berger a su créer entre ses textes et ses dessins comporte, à mes yeux, une capacité de stimulation de l’esprit du lecteur d’une rare intensité. Précisément parce que l’esprit n’est jamais désolidarisé des sens, de la voix du corps.
Ainsi, notamment, lorsque l’écrivain s’attarde sur le corps des danseurs « alternativement donneurs et dons » et de leur capacité à « se fondre en une seule unité ».

Presque tout au long, lorsqu’il s’arrête sur les corps, les visages pour en capter l’expression au plus près, je pensais à cette phrase de Spinoza que j’ai toujours gardée dans un coin de mon esprit : « nul ne sait ce que peut un corps ». Phrase qu’il ne cite pas, mais que j’ai eu l’impression d’entendre résonner au fil de nombreuses pages.

J’ai beaucoup aimé cette œuvre, car en raison même de sa composition – textes bigarrés, dessins délicats, citations de Spinoza et adresses au philosophe –, elle parvient non seulement à ramener l’esprit au plus près des pulsations du corps, mais aussi à atteindre une profonde poésie.

Lecture que j’ai trouvée exaltante, parce que profondément libératrice, libérant tour à tour les images, les sensations, les pensées…

Le carnet de Bento
John BERGER
Éditions de l’Olivier
2012
Traduit de l’anglais par Pascal Arnaud
176 pages

Ligne de mort

Félix Vallotton, La Vie meurtrièreFélix Vallotton ne fut pas seulement peintre, graveur et illustrateur. Il fut aussi l’auteur de plusieurs écrits, dont notamment le roman La Vie meurtrière. Par-delà un certain classicisme de la langue, l’écriture est précise, tranchante, entraînant le lecteur dans un tourbillon macabre.

Tout commence par un suicide. Celui de Jacques Verdier, vingt-huit ans. Reste un manuscrit, Un amour, légué au commissaire qui fera le constat de la mort. Après être passé dans quelques mains, le texte tombe dans l’oubli. Le narrateur nous le donne à lire, non sans l’avoir renommé Un meurtre. Nous comprendrons bientôt pourquoi les deux termes coïncident.

La vie brève de Jacques Verdier ou l’histoire d’une malédiction. Il y aura d’abord la chute sur le crâne de son camarade Vincent. Ensuite la blessure mortelle d’Hubertin, le graveur de lettres. Et puis encore l’empoisonnement de Musso avec la poudre verte du père de Jacques.

« Je ne l’ai pas fait exprès », se dit-il, à l’instar des enfants qui ont commis une bêtise. À la différence que, derrière ses pas, l’on ne se contente pas de retrouver une salle de bains inondée ou une vitre cassée. Un être au cerveau détruit, condamné à une existence misérable, et deux morts ! Verdier commence à soupçonner en lui un « fatal pouvoir », à l’image des mots de Vincent, « j’ai senti ta main là ! ». Il lui semblait se tenir à distance et, pourtant, il l’accuse d’avoir provoqué sa chute. Il pensait faire une plaisanterie innocente à Hubertin et il en meurt. Il donne de la poudre à Musso pour repeindre sa cage et elle se révèle être un poison. Serait-ce que Jacques traîne le malheur avec lui ?

Aussi, à la fin du lycée, il fait le choix de se rendre à Paris afin de fuir le parfum nauséabond de ces morts qui l’accusent. Cela invite Jacques à la prudence. Se tenir loin des autres, en tout cas pas trop près, de peur d’un nouveau malheur. Malgré tout, son intérêt pour les arts l’amène à se lier peu à peu d’amitié avec un sculpteur nommé Darnac. À l’occasion d’une visite dans son atelier, Jacques intervient pour aider une jeune modèle, Jeanne Bargueil, à descendre de la table sur laquelle elle posait. Jeanne rate son point d’appui, chute et se blesse très gravement. Peau brûlée, sein mutilé. Et la mort quelque temps plus tard.

Un « élu du malheur », « un principe de mort » ! L’intériorité de Jacques est anéantie par ces chairs meurtries et ces morts atroces qu’il essaime sur son passage.

Une lumière vient toutefois éclairer son existence. Il s’agit de la rencontre de Marthe Montessac, une femme intelligente et sensible dont il s’éprend. « Dédaigneux de la foule, dont la rumeur montait sans m’atteindre, je n’avais d’yeux que pour cette femme, et tous mes sens convergeaient vers son masque clair. […] Mon passé, douloureux ou puéril, mes bonheurs étriqués, mes remords, Jeanne, l’odeur cadavéreuse de ma vie, l’avenir, tout cela enfin, glissait, fondait, croulait en cascade le long de mon être, comme d’un corps un linge fatigué. » Mariée, forte de ses principes, Marthe résiste longtemps aux avances réitérées de Jacques. Il y aura pourtant un jour d’abandon, un seul. Cela suffira à la faire basculer dans la mort. Lui a-t-il transmis la mort charnellement ou bien meurt-elle des suites de l’accident de voiture ? Qu’importe, l’élan amoureux s’achève par la mort de l’être chéri. Porteur de poisse, agent du malheur… La perte de Marthe achève de convaincre Verdier de sa nuisance et le décide à mettre fin à ses jours.

L’écriture de Vallotton est à l’image de son œuvre picturale et de ses gravures. D’une tonalité particulièrement sombre. Car que dit-il ce principe de mort que Jacques estime porter en lui ? On peut sans doute en rester au portrait d’un homme qui aurait le malheur à ses trousses, répandant involontairement la mort autour de lui. Mais ce trajet macabre n’est-il pas aussi une façon d’exprimer que le rapprochement des êtres est davantage à la source de désastres que d’heureuses occasions ? Que même quand elles s’annoncent comme telles, elles finissent par dégouliner de larmes ? L’existence qui ne cesse de trébucher sous les « coups du sort », la mort qui embrasse décidément trop la vie pour laisser les êtres respirer à pleins poumons…

À travers cet écrit, Vallotton semble souligner combien, à ses yeux, nos forces sont maigres pour résister aux assauts funestes du destin et jette un voile noir sur nos tentatives pour nous éloigner des allées du cimetière.

La Vie meurtrière
Félix VALLOTTON
Phébus, coll. « Libretto »
2009
208 pages

L’ouvrage comporte sept dessins de l’auteur.

Roman écrit entre 1907 et 1908 et publié de manière posthume en 1927.

>> À lire aussi : Félix Vallotton

Par la racine

« Car quelle fin à ces solitudes où la vraie clarté ne fut jamais, ni l’aplomb, ni la simple assise, mais toujours ces choses penchées dans un éboulement sans fin, sous un ciel sans mémoire de matin ni espoir de soir. »

Samuel Beckett, Molloy.

Étrange peine

Pénétrer sur la scène beckettienne, c’est s’ouvrir à un espace bouché, clos et verrouillé. Une scène dépouillée à l’extrême, allant même jusqu’à puer le cadavre [1]. À l’image d’une terre aride, désertique et inhospitalière, la scène n’offre aucune véritable issue et lorsque l’on trouve une fenêtre, c’est pour constater un monde sans vie. Désire-t-on en effet, à l’instar de Hamm, le paralytique aveugle, savoir à quoi ressemble la terre au-dehors, on trouve un univers comme frappé de stérilité :

Hamm. – Les flots, comment sont les flots ?
Clov. – Les flots ? (Il braque la lunette.) Du plomb.
Hamm. – Et le soleil ?
Clov (regardant toujours). – Néant. [2]

Si bien que, comme nous y reviendrons, l’espace prend tout son intérêt comme marque du temps mortifère. Une minute ou une vie, c’est idem : « Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau » [3], déclarera Pozzo en parlant de nos mères, juste avant de quitter la scène. Ce à quoi Vladimir fera écho un peu plus tard : « À cheval sur une tombe et une naissance difficile. Du fond du trou, rêveusement, le fossoyeur applique ses fers. » [4] Fixité de l’espace. Lieu de va-et-vient tournant à vide. Tout œuvre à l’immobilité qui nous travaille sans cesse et attend sa seconde terminale. Car que se passe-t-il sur cette scène ? Fondamentalement rien, tout étant gangrené par l’ennui. C’est d’ailleurs en ces termes qu’Estragon exprime son ennui : « Rien ne se passe, personne ne vient, personne ne s’en va, c’est terrible. » [5] Aussi, pour affronter les minutes creuses, les personnages parlent-ils presque incessamment, se soutiennent, se chamaillent, tentent quelques effusions amicales ou amoureuses, le plus souvent vouées à l’échec [6]. D’aucuns ont le rôle de souffre-douleur, tel Lucky le « knouck » (bouffon) de Pozzo, ou de serviteur, tel Clov répondant aux ordres de Hamm, son « père » adoptif. Les personnages vont et viennent [7], tournent en rond, émettent parfois le désir de s’en aller [8], mais restent pourtant. Tous sont éreintés. Rien au ciel et pas grand-chose sur la terre. L’échec est la vraie familiarité et l’espoir, cette « disposition infernale par excellence » [9] destinée au saccage.

Sur la scène, quelle présence ? Des personnages au corps délabré, mutilé, coincé par quelque handicap [10], par leur enfouissement [11] ou simplement avachis par leur épuisement [12]. Galerie d’estropiés et de mutilés [13] – image d’un monde à bout, agonisant, peuplé de corps morcelés, disloqués, privés le plus souvent de leur verticalité, contraints à gémir ou à ramper, comme autant de symboles du délabrement interne des personnages. Sur les planches, toujours la même existence égarée, close, perdue et sans repères en un lieu qui n’offre aucun contour du monde familier. Un espace rétréci et confiné, privé de la profondeur de l’espace ordinaire et restreint à l’alentour immédiat. Même si l’on peut parfois trouver un chemin, celui-ci ne mène nulle part, ne permet aucune sortie véritable, juste l’arrivée de personnages à la mémoire défaillante, porteurs de mauvaises nouvelles ou offrant le visage d’une humanité brisée et à bout. Ainsi le jeune garçon venant annoncer à la fin du premier et du deuxième acte que Godot ne viendra pas. Ainsi Pozzo et Lucky qui, à leur deuxième passage sur scène, se trouvent eux aussi atteints d’infirmités [14].

Beckett n’abaisse pas l’homme à loisir, il le montre sans faux-semblants dans son humanité désarmée, portant en lui le poids de la condition humaine [15], selon l’effet de verre grossissant que la scène permet et requiert. Une façon sans doute de mettre en éveil la conscience du spectateur et du lecteur par une exposition sans détour de notre marche scandée de multiples trébuchements et vouée à s’échouer dans un trou.

La scène beckettienne ne cherche pas l’éclaircie et s’assombrit même au fil des pièces. Atmosphère de fin de cataclysme et de table rase qui n’ira qu’en s’accentuant. Si dans En attendant Godot, on peut encore trouver un chemin et un arbre, au bout du compte son théâtre aboutit à un décor inexistant [16] que Beckett annihile peu à peu pour laisser toute la place à l’écho du néant. Si cette scène est si dépouillée, c’est qu’elle exclut tous les feux protecteurs et illusoires. Aucune complaisance n’est permise dans l’image de nous-mêmes que Beckett nous projette. Image catastrophique : êtres mutilés, qui se traînent, appellent au secours, tournent en rond. Reste l’attente mais qui ne s’en sait pas moins vaine et qui maintient son alliance avec le temps nu de l’ennui croupissant sur place. Se figure-t-on que Vladimir et Estragon attendent vraiment Godot au sens où ils attendraient un vrai secours ? Ne savent-ils pas au fond qu’ils ont tort de l’attendre ? Tout au moins ne savent-ils pas trop ce qu’ils doivent en attendre :

Vladimir. – Je suis curieux de savoir ce qu’il va nous dire. Ça ne nous engage à rien.
Estragon. – Qu’est-ce qu’on lui a demandé au juste ?
[…]
Vladimir. – Eh bien… Rien de bien précis.
Estragon. – Une sorte de prière.
Vladimir. – Voilà.
Estragon. – Une vague supplique.
Vladimir. – Si tu veux. [17]

Mais ont-ils vraiment choisi ? Rien n’est moins sûr. La tournure du refrain qui a trait à l’attente de Godot est à cet égard plutôt significative :

Estragon. – Allons-nous-en.
Vladimir. – On ne peut pas.
Estragon. – Pourquoi ?
Vladimir. – On attend Godot.
Estragon. – C’est vrai. [18]

Rigueur de la trajectoire relayée par le tournoiement des mots sur eux-mêmes – retour à la case départ – voyage pour n’arriver nulle part. Nous les retrouverons, en effet, au début du deuxième acte dans la même position qu’au premier acte (Lendemain. Même heure. Même endroit. [19]). Estragon nous rappelle la visée de leur incessant manège : « On trouve toujours quelque chose, hein, Didi, pour nous donner l’impression d’exister ? » [20]. Mélange de peine et tentative de diversion toujours. Godot représenterait la diversion suprême et un peu de confort [21]. S’il venait… Beckett sonde jusqu’à la lie cette absence, ce puits du rien en livrant ses personnages au jeu éreintant de l’attente. Attente interminable, fin qui n’en finit pas de finir, où l’on meurt de ne pas mourir. Restent alors les mots, qui ne viennent pas de nous [22]. Vieux mots lâchés, remâchés, qui nous habitent et nous lâchent à leur tour. On parle, ça parle. Pour dire… se dire… ne rien dire… trouver ? Pas tant pour que ça rime à quelque chose, mais parce qu’il n’y a que ça. Pas d’habitat et de repos possibles pour qui tente de se rejoindre. Que les mots encore et encore. Parler, tenir : « il faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer » [23].

 

Spirale

Si l’on doit alors parler d’univers, c’est forcément selon son aspect désarticulé où les hommes, expulsés de tout ce qui masque leur être, rampent et agonisent. Si l’on doit parler de vie, c’est en la considérant selon son aspect saccagé, son gâchis inévitable, sa mort qui colle aux semelles et ploie les corps : « long voyage […], destination tombe » [24]. Et si l’on doit parler de scène, c’est comme ce lieu d’exposition directe de la mort de l’homme toujours recommencée. Si bien que la scène, avant d’être spatiale, est surtout temporelle. Elle représente ce lieu où le temps a investi toute la place et qui lui-même, tellement rongé par l’ennui, semble mourir en se pétrifiant. S’est-il arrêté ? Pozzo dément avec angoisse : « (mettant sa montre contre son oreille). – Ne croyez pas ça, monsieur, ne croyez pas ça. (Il remet la montre dans sa poche.) Tout ce que vous voulez, mais pas ça. » [25] Une scène tellement gangrenée par le temps ravageur qu’elle aboutit à dissoudre toute référence temporelle [26]. Ainsi frappe-t-il du même coup les mémoires et les repères usuels [27], annihilant, comme le note Noudelmann, « les illusions d’une continuité réaliste » [28].

Alors les mots entrent eux aussi dans leur valse répétitive, creusant peu à peu une impitoyable spirale. Oh les beaux jours en offre une parfaite illustration. D’entrée de jeu, une totale circularité semble s’installer. Les pensées de Winnie tournent en rond, scandées par quatre refrains principaux (revenant de manière tantôt identique, tantôt légèrement modifiée) :

– Oh les beaux jours. [29]
– Le vieux style ! [30]
– Ça qui est merveilleux. [31]
– Quel est ce vers merveilleux ? [32]

Mais, malgré la circularité du discours, plusieurs indices nous avertissent que derrière le cercle se profile la spirale. Au second acte, la fréquence des refrains diminue sensiblement. Winnie ne parvient dès lors ni à prononcer des phrases complètes ni à se rappeler des vers entiers : « l’agonie du langage traduit l’agonie de l’être » [33], marquant les progrès dans l’enlisement, dans la dégradation. Au premier acte, « enterrée jusqu’au-dessus de la taille » [34], Winnie pouvait encore procéder à l’inventaire de son sac, faire sa toilette et tenir son ombrelle. Au second acte, enterrée jusqu’au cou, elle est privée de tout mouvement, ses yeux seuls restant mobiles [35]. Willie, son partenaire, ne parvient qu’à ramper [36], son langage ne se réduisant plus désormais qu’à quelques grognements. Ainsi, charriant les mêmes mots, le discours tourne en rond. Le temps n’est pas seulement objet du discours, il s’immisce dans le langage lui-même qui, pantin lui aussi, s’affole, se délite, ne sait plus rien dire ; en se défaisant, les mots nous défont.

Que produit au fond la répétition ? Comme le souligne Emmanuel Jacquart, la répétition « affecte le dynamisme du dialogue », donnant l’impression de le ralentir ou de l’interrompre : répéter équivaut à ne pas progresser. Par ailleurs, elle peut devenir un « élément moteur » en participant à la création d’un rythme [37]. Aussi la langue est-elle poussée dans ses derniers retranchements, la syntaxe s’effiloche, tandis que l’intrigue en accroissant la pression des éléments et la charge émotionnelle accuse une intensification du moment crucial. Derrière les mots remâchés, il y a bien une avancée. La lumière de la répétition porte la mort en son sein, interdisant toute venue d’un temps régénérateur. Elle exige un « nouveau » qui ne vient pas ou seulement sous les dehors du « mal venu ». Invariant des variations enveloppées par cette rigidité. Expression de la transpiration inéluctable du temps moribond. Impossible de croire encore à une diversion du temps. Pure forme de la nécessité. Force contraignante de ce qui s’impose comme sort, fatalité. Pompe aspirante. Champ de forces. Spirale infernale. Puissance irrésistible qui emporte les personnages vers leur propre perte et dissolution interne. Tendue vers ce qui lui échappe inexorablement, Esther (malade, alitée) l’exprime à sa façon, dans Le Silence de Bergman [38] : « Les forces sont trop puissantes. Je veux dire les forces… épouvantables ». Quelque chose suit son cours, une vieille fin de partie morbide, finir de perdre.

La mort est écrite et ré-écrite, illustration des propos de Hamm : « Mais réfléchissez, réfléchissez, vous êtes sur terre, c’est sans remède ! »[39]

 

Gouttes de silence à travers le silence

Beckett se refusait à répondre aux interviews non pas certainement, comme le pensent trop souvent certains critiques des artistes, ainsi que le rappelle Chestov, parce qu’il ne savait « pas “consciemment” envisager ses œuvres et en faire apparaître “l’idée” » [40]. Beckett estimait non seulement que tout ce qu’il avait à dire, il l’avait dit dans son œuvre, mais aussi très probablement que l’important n’est pas de dégager « l’idée » ou les idées maîtresses de l’œuvre qui, de toute façon, ne cherche pas à gommer sa complexité, ses paradoxes. Beckett, dans un de ses rares commentaires, disait que « peut-être » est sans doute le maître-mot de ses pièces [41]. L’auteur n’est pas là pour apporter la moindre réponse. Il ne prétend asséner aucune vérité, il expose, renvoyant chacun aux mots, les mêmes, répétés encore, seuls susceptibles de meubler notre agonie bruissante. La scène de Beckett s’offre selon nous à la perspicacité du spectateur et du lecteur, mais surtout, par sa clôture même, à l’acuité de l’esprit sensible au gâchis. Ce qui se délite, s’effrite, se courbe et meurt. S’il y a en effet un terme, un mot qui l’emporte selon nous, c’est celui de « gâchis ». Le gâchis ne s’enclot pas dans une idée, ne se théorise pas, ne se laisse pas lisser par quelque concept. Il se déroule sur sa pente catastrophique, sur sa scène désertique. Tenter de le saisir suppose d’entrer sur la scène pour capter la lumière des heures d’apocalypse et être à même de reconnaître dans ces éclopés les seuls vrais frères.

Que se joue-t-il pour que cette œuvre ait une résonance si profonde ? Rien, sinon notre manège triste et dérisoire, mais selon une mise en scène du pire qui plonge au cœur du tragique, nous tend sans détour le miroir de notre chaos [42]. Une scène sans faste, sans fioritures, où s’intercalent la parole et le jeu susceptibles de maintenir la quête de soi avant la toute fin de partie. En pure perte, mais en rappelant aussi, à travers la bouche de Nell, que « Rien n’est plus drôle que le malheur […]. Si, si, c’est la chose la plus comique au monde. » [43] L’inspiration première est la souffrance mais une souffrance habitée par un sens aigu de la dérision, comme en témoignent notamment ces propos de Vladimir : « Aucun doute, nous sommes servis sur un plateau. » [44]

La vie décharnée des personnages beckettiens est certes comparable à un véritable purgatoire. Désarroi exposé à vif, sans ambages, mais tous assument à leur façon leur décomposition ou leur agonie, tout en cheminant à l’intérieur de leurs propres décombres. L’humour est présent, se glissant ici ou là dans les répliques, le tragique s’associant à la tragi-comédie. La scène, la forme théâtrale est ce lieu où les mots peuvent trouver à se poser quelque part, mais aussi toujours espace de dérision.

Hamm. – On n’est pas en train de… de… signifier quelque chose ?
Clov. – Signifier ? Nous, signifier ! (Rire bref.) Ah elle est bonne ! [45]

Les mots « gouttes de silence à travers le silence » [46], comme cela est exprimé dans L’innommable. Cioran formule le commentaire suivant : « Symboles de la fragilité convertis en assises indestructibles. » [47] Fragilité issue de ces mots qui ne nous viennent que des autres, nous traversent, nous créent et nous défont tout à la fois. Assises indestructibles que l’agencement tenace de ces paquets de lettres qui n’offre aucune certitude, mais représente le seul soutien pour celui qui ne peut garder le silence. De quoi maintenir une certaine consistance tout en se rapprochant de l’insignifiance. Plus le temps passe, plus Beckett avance dans son existence et dans son œuvre, plus il écrit des textes minimalistes (comme Soubresauts ou Cap au Pire), où l’écart entre la vie et la mort est à peine perceptible. L’écriture se poursuivant, les personnages sont de plus en plus irrémédiablement coincés, immobiles, enfermés et privés d’identité [48]. L’espace se vide et s’amenuise, le sujet devient un impersonnel, les corps disparaissent peu à peu ; il ne reste que la voix ou un souffle [49], jusqu’à « partir pour le vrai noir où, à la fin, ne plus avoir à voir ».

Espace clos et êtres amoindris. Répétition derrière laquelle se profile la succion-spirale. Parole qui tournoie encore et encore sur elle-même entre quête de silence et dérision. « Non, je ne regrette rien, tout ce que je regrette c’est d’avoir vu le jour, c’est si long, mourir, je l’ai toujours dit, si lassant, à la longue. » [50] Mis à nu tous les drames qui composent la chute de notre partition. Reste le corps à l’écoute de la voix qui le traverse, ainsi que le sourire à l’abîme intériorisé dont Winnie nous offre sans doute la meilleure incarnation. Enfoncée jusqu’au cou, elle continue à parler, affrontant son malheur avec indulgence : « Encore un beau jour ! »


Abréviations :
En attendant Godot : EAG
Fin de partie
 : FP
La dernière bande : LDB
Oh les beaux jours
 : OBJ

[ Théâtre de Beckett – Repères ]

En attendant Godot : composé en 1948 et publié en 1952 (première publique en 1953 à Paris au théâtre de Babylone, dirigé par J.-M. Serreau – Mise en scène de Roger Blin).

Fin de partie : composé en 1956 (première version commencée en 1954), publié en 1957 (première en français en 1957 à Londres au Royal Court Theatre – Mise en scène de Roger Blin).

Acte sans paroles I : écrit en 1956 (première en 1957 à Londres au Royal Court Theatre, et repris le même mois au Studio des Champs Elysées).

La dernière bande : composé et publié en 1958 (traduction française et publication en 1959, première française en 1960).

Acte sans paroles II : composé en 1959.

Oh les beaux jours : achevé et publié en 1961 (traduction française en 1962 et publication en 1963, première en 1963 à Venise et à Paris avec Madeleine Renaud).

Comédie : composé en 1963 (première à Paris en 1964).

Dis Joe : composé en 1965, première française en 1968.

Comédie et actes divers : publié en 1965.


[1] Samuel BECKETT, Fin de partie, Paris, Minuit, 1957, p. 65.

[2] FP, p. 47-48.

[3] Samuel BECKETT, En attendant Godot, Paris, Minuit, 1952, p. 126.

[4] EAG, p. 128.

[5] EAG, p. 57-58.

[6] EAG, p. 10 (Vladimir et Estragon) ou encore FP, p. 29 (Nagg et Nell), p. 89 (Hamm et Clov).

[7] Voir par exemple Krapp qui va et vient au bord de la scène au début de La dernière bande, Paris, Minuit, 1959, p. 9.

[8] Voir notamment EAG où Estragon ne cesse de vouloir partir, p. 14, 41, 100, 102, 114, 115. Vladimir émettra lui aussi ce désir à deux reprises, p. 38, 51.

[9] Samuel BECKETT, Molloy (1947), Paris, Minuit, 1951, p. 181.

[10] En attendant Godot – Vladimir souffre de la vessie ; son compère Estragon a mal aux pieds. Fin de partie – Hamm, paralysé et aveugle, est cloué dans son fauteuil roulant ; Clov, son « fils » adoptif, ne peut pas s’asseoir ; Nell et Nagg, les parents de Hamm, enfermés dans leurs poubelles-prisons de maudits « progéniteurs », ont perdu leurs guibolles dans un accident de tandem.

[11] Oh les beaux jours – Winnie est prisonnière d’un mamelon de terre, enfouie au début jusqu’à la taille, puis jusqu’au cou. Comédie – Les trois personnages, F1, F2 et H sont coincés dans des jarres.

[12] La dernière bande – Krapp doté d’une « voix fêlée très particulière » est un vieillard usé à la « démarche laborieuse », « très myope » et « dur d’oreille ».

[13] Rappelons que les personnages de romans ne sont pas davantage épargnés. Ainsi Molloy et sa jambe raide qui finira en rampant, et Moran qui se découvrira lui aussi avec une jambe raide et fera également figure de rampant (voir Molloy, Paris, Minuit, 1951), ou encore Malone, vivant l’imminence de sa mort, cloué dans son lit sur le dos (voir Malone meurt, Paris, Minuit, 1951).

[14] Pozzo est frappé de cécité, tandis que Lucky est devenu muet.

[15] Alfred SIMON, Beckett, Paris, Belfond, 1983, p. 79. Voir EAG, p. 112 où Vladimir déclare : « à cet endroit, en ce moment, l’humanité c’est nous, que ça nous plaise ou non. »

[16] Fin de partie – Intérieur sans meubles, baigné d’une lumière grisâtre. Oh les beaux jours – Étendue d’herbe brûlée avec au centre un mamelon de terre dans lequel est enterrée Winnie. Acte sans paroles I – Un désert.

[17] EAG, p. 23.

[18] EAG, p. 16. Même refrain p. 22, 66-67, 84, 88, 95-96, 100, 109, 118, 131 (avec parfois de légères modifications).

[19] EAG, p. 79.

[20] EAG, p. 97.

[21] EAG, p. 25.

[22] Samuel BECKETT, L’innommable (1949), Paris, Minuit, 1953, p. 34, 46.

[23] IN, p. 213.

[24] Samuel BECKETT, Textes pour rien (1950), Nouvelles et Textes pour rien, Paris, Minuit, 1958, p. 177.

[25] EAG, p. 50.

[26] Ainsi, notamment dans En attendant Godot, les personnages ne savent jamais quel jour on est, ni quelle heure il est.

[27] Dès le début de En attendant Godot, Estragon et Vladimir ne peuvent se mettre d’accord pour savoir si, oui ou non, ils ont déjà attendu au même endroit la veille. Ils ne savent pas non plus quel jour ils sont. Chacun à son tour perd la mémoire. Estragon ne se souvient plus, entre autres, de la visite de Pozzo et Lucky la veille. Le garçon annonçant à chaque fin d’acte que Godot ne viendra pas, ne se rappelle pas avoir déjà vu Vladimir et Estragon. Etc.

[28] François NOUDELMANN, Beckett ou la scène du pire, Paris, Champion, coll. « Unichamp », 1998, p. 69.

[29] Samuel BECKETT, Oh les beaux jours, Paris, Minuit, 1963, p. 12, 20, 21, 29, 41, 47, 56, 75, 76.

[30] OBJ, p. 19, 23, 27, 28 (deux fois), 31, 38, 40, 50, 52, 60, 64.

[31] OBJ, p. 14, 16, 23, 24, 25 (deux fois), 30-31, 43, 44, 46, 60, 68, 69 (deux fois).

[32] OBJ, p. 15, 19, 38, 60, 69, 72.

[33] Jean-Marie DOMENACH, Le retour du tragique, Paris, Seuil, 1967, p. 273.

[34] OBJ, p. 11.

[35] OBJ, p. 59.

[36] OBJ, p. 73.

[37] Emmanuel JACQUART, Le théâtre de dérision. Beckett, Ionesco, Adamov, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1998 (édition revue et augmentée), p. 200.

[38] Ingmar BERGMAN, Le Silence (1963). Le film fait partie d’une trilogie (1961-1963) que Bergman présentait comme son « cinéma de chambre » : Comme en un miroir, Les Communiants, Le Silence.

[39] FP, p. 73.

[40] Léon CHESTOV, « La philosophie de la tragédie », Pages choisies, Paris, NRF, 1931, Préface, p. 25.

[41] Cité par Emmanuel JACQUART, op. cit., p. 119.

[42] François NOUDELMANN écrit en ce sens : « Si à l’issue des tragédies le pire est toujours sûr, avec Beckett il devient le principe régulateur de la pièce. », op. cit., p. 14.

[43] FP, p. 33-34.

[44] EAG, p. 104.

[45] FP, p. 49.

[46] IN, p.159.

[47] CIORAN, « Quelques rencontres », in Cahier de l’Herne, Samuel Beckett, Paris, Éditions de l’Herne, 1976, p. 47.

[48] Comédie met en scène deux femmes et un homme respectivement nommés F1, F2 et H, coincés dans des jarres d’où ne sortent que leurs têtes rigoureusement immobiles. Pas moi – bouche qui parle et auditeur caché dans les coulisses. Acte sans paroles I – Un homme sans nom. Acte sans paroles II – Deux personnages appelés A et B.

[49] Samuel BECKETT, « Souffle », Comédie et actes divers, Paris, Minuit, 1972, p. 135-137.

[50] Samuel BECKETT, « D’un ouvrage abandonné », Têtes-mortes, Paris, Minuit, 1967, 1972, p. 17.

 

Parutions
  • Revue L’Aleph, « La Scène », n°14, septembre 2005.

Essai sur la fatigue

« Dans la fatigue et la solitude le divin ça sort des hommes. »

L. F. Céline, Voyage au bout de la nuit.

Peter Handke, Essai sur la fatiguePeter Handke s’arrête sur le phénomène de la fatigue, s’attarde sur elle pour en déceler les aspects multiformes. L’Essai sur la fatigue ou parler du spectacle de la fatigue, tenter de « raconter les différentes visions du monde des différentes fatigues. »

1) La fatigue qui isole, coupe du reste du monde, déformant, défigurant tout ce qui est autour. Fatigue affreuse : « ce cercle d’acier autour des tempes, le sang qui se retire du cœur ».

C’est celle qui s’empare de l’enfant, lui imprimant un sentiment de honte pour n’avoir su ou pu rester parmi les siens.

C’est la fatigue de l’étudiant – sans plus de honte : dans les amphithéâtres de l’université d’abord, pendant les cours mornes (voix ressassantes des professeurs, dénuées de tout enthousiasme). Ensuite émerge « une fatigue d’un nouveau genre, inconnue à la maison : la fatigue dans une chambre, en bordure de ville, seul, la “seulfatigue”. » Un pied est mis alors dans les contrées de l’insomnie qui – l’issue du sommeil interdite – vient modifier la perception du monde pour imprimer le sentiment de « malédiction d’une espèce humaine manquée, reléguée sur une planète qui n’est pas la bonne… » La chambre devient cellule où résonne ce « une nuit-sans-sommeil-encore ».

C’est celle aussi qui s’empare des amants (subitement « possédés par le démon-fatigue »), menace terrible de l’amour au bord tout à coup de l’extinction, du foudroiement : « dans l’amour – ou comment sinon nommer ce sentiment de plénitude, de satisfaction ? – l’irruption de la fatigue met soudain tout en jeu. Désenchantement ; d’un coup les lignes de l’image de l’autre s’effacent ; lui, elle, ne donne en l’espace d’une seconde d’effroi plus aucune image ; l’image de la seconde d’avant n’avait été qu’un reflet de l’air : Ainsi pouvait-il en être fini, d’un instant à l’autre, entre deux êtres humains – et ce qu’il y avait de plus terrifiant, c’est que du coup, on semblait aussi en avoir fini avec soi-même ».

La voilà la fatigue qui désunit, creuse l’écart entre les êtres pour les ramener à leur solitude, à leur incommunicabilité.

2) Et puis il y a l’autre fatigue, la bonne fatigue : celle qui réunit, qui rassemble. D’une tonalité plus douce, elle redessine les visages, les contours du monde selon une sorte d’humanité retrouvée. Sorte de bulle de douceur, de lieu de rassemblement des êtres, ne serait-ce que pour un instant.

Celle du travail en commun, la fatigue « entre nous » : fatigue que l’on savoure pris dans son nuage « esthétique » et purifiant. La fatigue cette fois a su attendrir la chair des êtres ; elle est réunion, génératrice de chaleur et non plus de climat glacé.

En atteste, à l’encontre, le « tas grouillant, continu, de tueurs et d’hommes de main qui se met effrontément en scène », qui n’est autre que celui des « infatigables », des toujours « frais et dispos ».

Celle de l’après écriture où l’on devient un « Intouchable ». Sentiment de bien-être. Renversement essentiel : « ce n’était pas la société qui était inaccessible pour moi, mais c’était moi qui l’étais pour elle, pour tous. » Chaleur plus égoïste sans doute puisqu’elle ne concerne que soi, mais elle permet une vision plus lucide du réel qui nous entoure.

À l’image des versions tranchantes de l’existence, voici la fatigue et ses différentes tonalités : d’une part, la fatigue douloureuse, hideuse, alliée de la Faucheuse, rendant chacun à son intrinsèque solitude, s’allie avec la clairvoyance : tombent « tous ces masques de sympathie » ; on voit l’égoïsme, la méchanceté, toute la cruauté nouée dans les fils de l’existence. D’autre part, apparaît le versant d’une relation plus approfondie avec les êtres et le monde dans laquelle peut s’établir une profonde communicabilité.

Essai sur la fatigue
Peter HANDKE
Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt
Gallimard, coll. « Arcades »
1991
80 pages

Avec cet ouvrage, s’ouvre le triptyque poursuivi par l’Essai sur le juke-box et l’Essai sur la journée réussie.

Parutions
  • Revue L’Aleph, « Autour de la télévision », n°0, novembre 1998.
  • Webzine Plumart, n°29, mai 2001.

Bulles de néant ?

Humeur numérique

bulles_numeriquesIl y a les trois points laissant supposer que notre interlocuteur est en train de nous répondre [1]… Et la déception immanquable si rien ne vient : a-t-il renoncé ? N’a-t-il pas trouvé les mots ? Peut-être, mais pendant que la bulle se dessinait sur mon écran, j’ai pu croire qu’une réponse viendrait. Il y a le jeu des vibrations du smartphone : j’ai envoyé un texto, ça vibre une fois, c’est reçu. Attente de la deuxième vibration…

Le cœur bat, l’esprit se resserre sur lui-même. État de tension susceptible de créer un réel sentiment d’oppression.

« Il faut laisser du temps au temps pour faire son œuvre », écrivait Bachelard. Nous avons commencé par créer un temps aplati, nous enfermant peu à peu dans une quête de l’immédiateté, nous enferrant dans l’impatience. Plus loin que cela, nous avons créé un temps rongé par l’émotion : va-t-il/elle répondre ? Et, si oui, quand ? Quel laps de temps est-il laissé pour cela : le quart d’heure ? Les trois heures à venir ? La soirée tout entière ? Vingt-quatre heures n’apparaissent-elles pas désormais à nombre d’entre nous comme une éternité ?

La lettre écrite embarquait d’elle-même le temps : temps que ça parte, que ça arrive, que l’enveloppe soit ouverte, le texte lu, temps de la réflexion, de la tournure des mots, de la nouvelle enveloppe, de la réception… Bien sûr, l’impatience était déjà là – qui n’a pas ouvert fébrilement sa boîte aux lettres chaque jour en guettant l’enveloppe attendue ? –, l’envie de la réponse et, si possible, rapide. Mais l’émotion avait de fait de quoi souffler, se préparer. Elle avait des gestes à accomplir, des postures à adopter. De quoi se préparer.

Désormais, accrochés à notre smartphone, notre émotion est sans rythme. Ou plutôt, elle risque de perdre les temps de pause nécessaires pour se ressaisir. Addiction de l’attente, terreau d’une grande déception si rien ne vient ou seulement un message lapidaire.

Et au bout du compte ? Il y aura eu X signaux de mails reçus et combien de réellement importants ? Une pluralité de vibrations de notre smartphone nous aura amenés à glisser le doigt sur l’écran au cours de la journée. Pour combien de réponses vraiment utiles ou enrichissantes ?

Laisser du temps au temps : ranger le smartphone dans son sac pour quelques heures, couper le son, arrêter les vibrations. N’y retourner que dans un moment. Couper le flux du temps continu. Respirer à nouveau hors des bips de tous ordres. Se laisser à nouveau investir par le silence. Respirer…


[1] Sur Facebook, iPhone, Google Hangouts, des petites bulles nous indiquent que nos interlocuteurs sont en train de nous répondre. Cf. Judith Duportail, « Sur nos smartphones, l’écrasant poids des bulles », Le Figaro, 25/11/2014.
http://www.lefigaro.fr

 

Billet d’humeur numérique rédigé en novembre 2014.

Entretien avec Dominique Reymond, comédienne

Une voix grave, une tenue sobre, une allure discrète et élégante. Dominique Reymond est une comédienne remarquable, au parcours dense, riche et aux facettes multiples. Elle a beaucoup travaillé au théâtre avec en particulier Antoine Vitez, Bernard Sobel, Jacques Rebotier, Luc Bondy, Klaus Mikaël Grüber au service d’œuvres d’inspirations très diverses. Elle a aussi joué pour le cinéma notamment dans Y aura-t-il de la neige à Noël ? de Sandrine Veysset.


[Entretien réalisé en 2005]

 

Votre parcours théâtral a été fortement marqué par votre collaboration avec Antoine Vitez, metteur en scène réputé pour ses qualités pédagogiques, sa réflexion profonde sur les œuvres et pour son souci primordial du texte. Quel type de passage à la scène du théâtre professionnel vous a permis d’effectuer la personnalité de Vitez ?
Antoine Vitez, dont j’assistais à tous les cours au Conservatoire, fut pour moi la réponse simple et claire à ce que je cherchais sans me le formuler. La langue que je comprenais, que je voulais entendre. Le théâtre devenait accessible parce que nous pouvions sans souffrance être à la hauteur des rôles, entièrement responsables de ce que nous faisions. L’intérêt qu’il portait à ses élèves les rendait courageux parce que choisis et, j’ose le dire, aimés.

Alors le passage s’est fait tout naturellement du Conservatoire à Chaillot. Il nous a emmenés sous son bras et offert, avec une confiance totale, de pouvoir monter quelque spectacle sous forme de « petites formes » – c’est ainsi que nous avons repris Les petites filles modèles de la comtesse de Ségur présenté aux journées de juin. Puis il m’a confié les plus beaux rôles qui soient – Nina dans La Mouette, Marthe dans L’échange -, qui m’accompagnent encore aujourd’hui. Je n’ai pas ressenti ce passage dans la vie « professionnelle » qui contraste tant avec la folie et l’audace de ce qu’on se permettait au Conservatoire. C’était une continuité et, dans chaque spectacle, la certitude avec lui de faire quelque chose de fracassant ou, en tout cas, de marquant.

« Plus les règles sont établies et respectées, plus le texte permet de s’aventurer dans des zones mystérieuses où l’on ne nomme plus rien. »

À vos yeux, endosser un rôle pour le théâtre signifie-t-il avant tout suivre le chemin du texte ou bien tout cela est-il totalement imbriqué avec l’investissement de la scène ?
La Parole se déploie dans l’Espace : oui, tout à fait, le texte, toujours le texte. Sur quoi s’appuyer d’autre ? Puis la scène : une toile vierge. Tout y est possible, on y monte prudemment, on y est intimidé chaque fois. On ne sait que faire de son corps. La parole enfouie en soi… elle attend son tour. On s’essaie ici ou là dans telle action ou telle autre. Plus le texte a été dit avant, plus l’esprit est libre pour chercher, creuser l’espace.

En travaillant Jon Fosse, c’est par la musique que m’amenait le texte que j’ai pu le mémoriser, pas du tout le sens. Tel un opéra contemporain, il m’indiquait les notes – brèves, longues, silence, rapide, rapide, silences. Elles se sont imposées à moi progressivement. La possibilité à partir de là d’y faire voir le sentiment est immense. J’ai pu alors commencer à creuser de ce côté… Restera l’inconnue : ce qui est secret, changeant, fragile, jamais nommé. La place est faite pour cela : l’essentiel.

Vitez taillait dans le vif, immédiatement sur le plateau. Pas de lecture autour d’une table, on arpentait les lieux. Tout était construit dans sa tête, mais on avait l’impression d’inventer le parcours. Pour L’échange, c’est avec ces phrases simples que nous avons débuté : « Marthe est assise. Elle coud à l’ombre de l’arbre », « Ledry danse sous la lune », « Louis Laine court autour de l’arbre ». Parallèlement le travail sur le texte était ultra précis avec les respirations, le respect de la versification, etc. Et loin que ce soit une contrainte, c’était l’envol. Plus les règles sont établies et respectées, plus le texte permet de s’aventurer dans des zones mystérieuses où l’on ne nomme plus rien.

Pour un nouveau rôle, que ce soit au théâtre ou au cinéma, dans quelle mesure cherchez-vous à bannir ce que vous savez déjà faire ? Comment briser le travail antérieur et trouver d’autres énergies ?
Paradoxalement je ressens chaque fois pour commencer, d’une part le non savoir-faire absolu, l’état zéro, le rien, doublé de la future peur qui se profile déjà à l’horizon. Les premiers pas dans un travail avec les autres sont rarement de bons souvenirs. Personnellement, j’aurais parfois voulu qu’ils n’aient jamais eu lieu – le vide et son propre juge qui donne son verdict… Pour atténuer cela, il n’y a en effet que le travail préalable sur le texte (toujours) ou la pensée qui a butiné à droite à gauche toute seule, sans effort. La pensée sur un rôle qui n’est pas à proprement parler une réflexion, mais il s’agit plutôt d’imprimer subrepticement les images qu’elle nous offre – une attitude… un tableau…

Et puis, d’autre part, on ne peut faire abstraction de « l’expérience » qui est là bien sûr. Les couches successives de ce qui reste des expériences passées. Techniquement on a forcément appris : la direction de la parole, le souffle, les gestes inutiles qu’on ne fait plus, les expressions du visage plus lisibles sans l’effort de « montrer », etc.

Le « savoir-faire » est dangereux car il ne sert pas toujours et au théâtre, avec les années, au lieu de rajouter il faut enlever, oser se dépouiller, se tourner consciemment du côté de l’ombre. Tracer la ligne de la calligraphie sans trembler.

Comme cela a été évoqué, vous avez travaillé au théâtre à partir d’un corpus d’œuvres très varié, depuis Falsch de René Kalisky, jusqu’à Une pièce espagnole de Yasmina Reza, en passant par Éloge de l’ombre de Junichiro Tanizaki. Par-delà les diversités d’approche, trouvez-vous néanmoins un fil rouge ou bien cela a-t-il supposé quelque grand écart ?
Nous n’avons pas réellement conscience de qui nous sommes en réalité. Les diverses propositions qui nous sont faites viennent de ce que le metteur en scène a vu quelque chose dont nous n’avons pas conscience. Le metteur en scène est celui qui sait voir même quand c’est caché. Dans chaque rôle, si le metteur en scène a bien vu, il y a cette part de nous-même à révéler, à retrouver, sans qu’aucune explication ne puisse le résoudre. C’est la persuasion abstraite de quelque chose que le metteur en scène a vu avant et qu’il faut retrouver avec lui.

Ainsi, si on aligne les rôles joués les uns derrière les autres, c’est le même ou de la même famille. Le fil rouge étant notre perception du monde.

Quand on apprend qu’un comédien va interpréter tel rôle, avant lui on sait déjà comment il va le faire. Lui ne le sait pas, nous oui (on est tous metteurs en scène). Il l’a déjà joué et tout le travail pour lui, pour lui seul, est de remplir le parcours, mais l’arrivée n’est pas une inconnue. Sauf pour lui.

« Les rôles sont plus souvent sujets à douleur qu’à rigolades […]. Mais quand on se dit “oui, ma place est bien là”, alors cette douleur est transcendée et se mêle à la joie d’être légitime. »

Quel a été pour vous le rôle le plus difficile ou le plus douloureux à interpréter ? Et pour quelles raisons ?
Le rôle qui a été pour moi le plus difficile et douloureux à interpréter était La veuve Begbick dans Homme pour homme [1]. C’était irréel avec un texte énigmatique sous ses airs trop simples. Je ne pouvais m’empêcher de penser à l’image caricaturale de la patronne de bordel, mains sur les hanches et cigare à la bouche. Mais le rôle doit être autre chose que je n’ai pas compris. Je n’ai pas réussi à le faire mien et n’ai pas pris de décision, me disant « ça viendra ». Non ce n’est pas venu. J’oscillais sans cesse entre l’image d’Épinal et cette tragédie intérieure dont aucun élément ne se montrait et n’ai donc pas pris parti. Ce qui se traduisait par un certain désarroi masqué d’une assurance mal assumée. Il faut encore plus que pour un autre rôle creuser dans la part d’ombre, car il y a si peu en lumière. Ce qui m’aurait attirée, c’était de chanter mais on m’avait assuré que Dessau dans cette aventure se chantait dans les aigus… ce qui n’est plus ma voix. D’autre part ma conversation muette avec Brecht ne s’est pas réellement faite car il nous regardait de haut, son cigare à la bouche, nous débattre comme des souris en cage, essayer les engins, les sorties… Il ricanait.

Les rôles sont plus souvent sujets à douleur qu’à rigolades, sans se complaire. Mais quand on se dit “oui, ma place est bien là”, alors cette douleur est transcendée et se mêle à la joie d’être légitime.

Entre la scène, les scènes que vous avez habitées, quel lien établiriez-vous avec votre propre théâtre privé, votre intériorité ?
Bien sûr l’inspiration ne viendra pas d’ailleurs, mais son soi n’étant pas forcément ce qu’il y a de plus attractif ni passionnant à l’heure du débordement du culte de la personnalité, où l’être et son moi prennent le pas sur tout l’objet artistique, j’ai envie d’imaginer que la question est : par quoi ou par qui sommes-nous traversés dans les moments de grâce ou la « chose » s’accomplit ? J’ai été dernièrement vivement intéressée par les entretiens de Balthus qui, comme un artisan de l’invisible, s’attelle humblement à son chevalet et est « traversé », je n’oserais pas dire « visité ». L’humilité du trait du pinceau tracé de plus en plus précisément.

L’intériorité est ce que l’on ne nommerait pas car on ne sait pas. On n’a pas les mots pour la traduire. Le rôle se travaille alors par l’extérieur, le dessin du corps dans l’espace, rien qui touche à l’âme, au sentiment, car on ne sait pas. L’indication dans ce domaine tuerait aussitôt l’œuf dans son nid et créerait une tempête insoluble. Car comment être à la hauteur de ça ? Les signes extérieurs, le comportement, les indications physiques précises qui racontent le caractère du rôle, voilà qui alimente l’imagination et travaille sur un terrain commun et harmonieux.

Quel est le rôle que l’on ne vous a pas offert jusque-là et que vous aimeriez jouer, dans la mesure où il vous permettrait un rapport inédit au texte et à la scène ?
Souvent on vous demande quel rôle on voudrait jouer. C’est la réponse la plus dure à donner. Tant qu’on ne nous propose pas un rôle il n’existe pas, il est trop abstrait, trop loin. Il existe à partir du moment où on nous le propose si on est, comme moi, « dépendant du désir de l’autre » comme on dit. En voyant une pièce qui nous plaît, on se dit « oui, voilà un rôle que j’aurais aimé jouer ». Et en se retournant sur les rôles incarnés, il arrive qu’on se dise « c’est cohérent, c’est ceux-là que je voulais faire ». Je combats ma tendance à la nostalgie et évite de trop repenser à ceux qui m’ont marquée. Mais si je dois absolument citer des auteurs, il y aurait alors bien sûr « Les nordiques » : Ibsen, Strindberg et Lars Nören. Et puis, plus tard peut-être, lassée des rapports humains trop inextricables, dire et redire indéfiniment l’Éloge de l’ombre de Tanizaki. Comme si la réponse était peut-être dans la contemplation.

Pour répondre plus précisément à la question, c’est un rôle muet qui m’attirerait, où tout serait basé sur la gestuelle et uniquement sur elle, car mes plus grandes émotions sont venues du silence, du visuel… Mais non car le théâtre est avant tout parole.


[1] Pièce de Bertolt Brecht (1898-1956) de 1926.

 

Parutions
  • Revue L’Aleph, « La Scène », n°14, septembre 2005.

Si c’est un homme

Primo Levi, Si c'est un homme« J’ai eu la chance de n’être déporté à Auschwitz qu’en 1944 ». Première phrase de cet écrit saisissant de Primo Levi concernant l’holocauste. « La chance »… ce terme a de quoi dérouter eu égard à l’horreur qui transpire de cet autre terme « holocauste ». Mais l’on comprend vite au fil des pages : P. Levi nous parle de sur-vie au jour le jour, d’êtres rongés par les griffes de l’arrogante Faucheuse nazie, réduits à n’être que des pantins désarticulés et grimaçants par les humiliations, les coups quasi-incessants, par la faim tenaillante et la mort tapie dans l’ombre. Alors la voilà « la chance » : celle de n’avoir été déporté qu’en 1944 à l’âge de 24 ans. Si c’est un homme n’est pas un ouvrage tardif, au contraire P. Levi a éprouvé le besoin de l’écrire dès son retour de captivité, tant il était habité par ces souvenirs crépusculaires.

Cet écrit ne peut manquer de faire passer plus d’une mauvaise nuit, tant il nous plonge dans les ténèbres de l’innommable. Il est d’autant plus terrible qu’il est dénué de tout jugement et de toute expression de haine. Il relate les faits dans leur horreur froide, dans leur insolente crudité. Car, comme l’auteur le dit lui-même, il préfère que ses pensées soient guidées par la raison, plutôt que par la haine « sentiment bestial et grossier ». Aussi est-ce la vie au jour le jour – plutôt la mort injectée sans relâche – qui nous est relatée, avec son cortège de tortures, de souffrances et d’humiliations perpétuelles. Le quotidien dans le Lager, cette brisure interne de l’individu calculée minutieusement. Le quotidien, ce lieu de déchéance où il ne reste à chacun comme possibilité de survie que le combat pour le dérisoire : quelques miettes de pain en plus, un bout de chiffon pour panser les pieds meurtris… Des êtres détruits, ramenés à la condition de fantômes. « Détruire un homme est difficile, presque autant que le créer : cela n’a été ni aisé ni rapide, mais vous y êtes arrivés, Allemands. Nous voici dociles devant vous, vous n’avez plus rien à craindre de nous : ni les actes de révolte, ni les paroles de défi, ni même un regard qui vous juge. »

Un livre qui doit être lu pour tenter de s’approcher un tant soit peu de ce règne de la destruction méthodiquement calculée. « On a inventé au cours des siècles des morts plus cruelles, mais aucune n’a jamais été aussi lourde de haine et de mépris. » Cette haine et ce mépris lovés dans ces morts cauchemardesques ne peuvent manquer de nous convaincre qu’il faut savoir passer un certain nombre de mauvaises nuits. Pour eux, pour leur mémoire. Pour nous, pour notre dignité.


Écrivain italien, Primo Levi, né en 1920, s’est suicidé le 11 avril 1987 après avoir écrit une douzaine d’ouvrages, dont notamment La trêve (Grasset, 1963) et Les naufragés et les rescapés : quarante ans après Auschwitz (Gallimard, 1986).

Si c’est un homme
Primo LEVI
Traduit de l’italien par Martine Schruoffeneger
Pocket / Julliard
1988

Parutions
  • Revue L’Aleph, « De Mémoire… », n°5-6, novembre 2000.

Félix Vallotton

 » Je crains bien d’être une gloire posthume. »

F. Vallotton, Journal, 1919.

Félix Vallotton - The Ball - Google Art ProjectDe Vallotton, je n’avais guère qu’un souvenir, celui d’une toile vue des années auparavant : Le Ballon (1899), qui offrait la vue aérienne d’une petite fille courant après sa balle et échappant aux prises de l’ombre.

Quand je suis entrée dans le musée [1], et que j’ai entamé ma déambulation, j’ai vite été frappée de surprise. Par-delà le lien initial et connu de Vallotton avec le groupe des Nabis, ressortent surtout la dimension énigmatique du personnage et la singularité de son œuvre. L’on sent une nature sombre, l’on découvre l’expression d’un réel pessimisme. L’on se surprend parfois à ressentir un apaisement, une forme de sérénité (cf. certains paysages comme Le Repos, Honfleur – 1909), et puis très vite le tourment, le malaise intérieur réinvestissent l’atmosphère. Un regard lucide, souvent cruel (cf. divers portraits), sarcastique, rarement attendri, en tout cas sans concession. Tentons de mettre en évidence les différentes facettes de cet artiste complexe.
Après une série de toiles proches des Nabis (1893-1902) par la technique des aplats de couleur, deux thèmes prennent une place centrale dans son œuvre : le nu et le paysage.

Le nu et le paysage

À partir de 1904, les nus emplissent l’espace. La représentation du nu féminin, en particulier, affine son identité artistique. Les corps prennent tout leur relief, une émotion trouble se dégage. La représentation des corps frappe en effet par son absence de chaleur. Sous les yeux, défilent des chairs froides, pour ne pas dire glaciales. Ce que l’on saisit mieux à travers ses propres mots écrits en 1910 : « les corps humains comme les visages ont des expressions individuelles qui accusent, par des angles, par des plis, par des creux, la joie, la douleur, l’ennui, les soucis, les appétits, la déchéance physiologique qu’imprime le travail, les amertumes corrosives de la volupté ».
Rendue par une technique lisse, des formes nettement délimitées, l’humanité qui nous est servie semble découpée au scalpel de sa vision désabusée. Ce qui se retrouve également dans les grandes allégories ou mythologies que Vallotton réalise à ce moment-là (Enlèvement d’Europe, 1908 ; Orphée dépecé par les Ménades, 1914). La Haine (1908) est une toile, à cet égard, des plus révélatrices, traduisant explicitement au passage sa manière négative de voir les relations hommes-femmes. Pessimiste, sans illusions sur ses congénères, l’artiste se démarque de ses confrères nabis qui s’attardent davantage sur la connivence, l’intimité des êtres.

Ensuite, dès 1909 (et ce jusqu’à sa mort), c’est au tour du paysage d’occuper une place majeure. On trouve beaucoup de gris, de vert, de mauve au sein d’une combinaison de réalisme et d’imaginaire. Outre, ici ou là, un timide apaisement à la faveur de certains paysages (immobilité silencieuse, atmosphère quasi onirique), on retient surtout les ciels sombres, brumeux ou balayés de nuages et l’expression de la petitesse humaine face à la magnificence de la nature (Coucher de soleil blanc jaune, 1911). La vision s’arrête sur la représentation du soleil mourant ou celle des feux (Les Feux, 1911), symbole de la fin, de l’agonie, fut-ce celle du siècle ou de l’homme. N’écrira-t-il pas lui-même : « La vie est une fumée, on se débat, on s’illusionne, on s’accroche à des fantômes qui cèdent sous la main, et la mort est là » (Journal, 1921). Constat de l’impuissance des hommes, de la vanité de l’existence, auquel renvoie notamment son Chemin sous la pluie (1914). Un chemin qui ne semble mener nulle part, sinon à une sorte de cul-de-sac rendu par une sombre et menaçante barrière d’arbres.
Ce chemin, en raison de sa date d’exécution, est sans doute à relier également au climat de guerre qui émerge alors. En effet, le conflit qui éclate retient particulièrement l’attention de Vallotton et lui apporte une nouvelle source d’inspiration.

L’heure de la guerre

Dans la réalisation de ses toiles de guerre, Vallotton cherche à se situer au plus près des émotions. Pas de personnages, une atmosphère captée : les brumes, les lumières, les éclats. Se dégage la volonté, selon ses propres dires, de peindre des « forces » plutôt que les effets matériels. Ainsi notamment ses paysages de ruines et d’incendies (1915) et Verdun par la suite (1917). Pas de place à la sentimentalité, il montre les paysages torturés et les feux dévastateurs de la guerre. La boucherie, les morts en chaîne ressortent d’autant plus. S’exprime aussi le désir de revanche, surtout à travers son frappant triptyque : Le deuil – le crime châtié – l’espérance (1915), allégorie de la vengeance de la France.

L’acuité du regard de l’artiste, les touches tranchantes et crues de son pinceau, font profondément ressentir le souffle déchirant de la guerre. Conflit douloureux, exaspérant, qui aboutit à cet absurde carnage, à ces morts innombrables ensevelis sous les ruines ou sous l’«alignement impeccable» des croix du cimetière (Cimetière militaire de Châlons – 1917).
Mais là ne s’arrête pas le parcours au sein de l’œuvre. Autre dimension notable, l’artiste militant qu’a incarné le ténébreux Félix.

Le militant

Age du papierTrès tôt, Vallotton exécute de nombreuses gravures sur bois (xylographie), qui lui ont rapidement apporté une reconnaissance internationale. Ainsi sont-elles parues dans diverses revues, telles que La Revue Blanche, Le Courrier français et Le Rire dès 1894, Le Cri de Paris, le Scribner de New-York (vers 1900), et bien d’autres encore. Les dessins et gravures de l’artiste révèlent encore une autre facette du personnage. Il réagit vivement aux événements de la vie politique et sociale de son temps : affaire Dreyfus, guerre des Boers, politique coloniale française… L’on est saisi par nombre de gravures, ainsi que par diverses lithographies parues dans Le Rire, Le Cri de Paris ou encore L’Assiette au Beurre. Expression de son amère vision du monde, notamment à travers les scènes traduisant sa sympathie pour le mouvement anarchiste et son regard critique envers la société bourgeoise de son époque (L’Anarchiste, 1892 ; L’Exécution, 1894). On sent la ville s’enfler, dégager son grondement sourd. L’attention est captée par sa sensibilité au quotidien urbain, à la vie de la rue et aux petites gens qui gravitent sur ces pavés inégaux. Vallotton nous fait entrer dans la diversité de la foule. Là encore, là toujours, l’enthousiasme n’est pas de mise. Ressortent le tumulte des hommes, la violence des éléments : averses et nuits noires, rixes, suicides traduisent un évident malaise intérieur. Vallotton ausculte, dissèque, emporte dans ses images le mouvement complexe de la bourrasque humaine. Un courant sombre traverse son œuvre, la travaille par en dessous, posant des ombres, figeant des gestes, décalquant d’inquiètes postures.

Vallotton laisse la trace de ce bien étrange artiste, aux contours difficilement saisissables. Il n’embrasse aucune mode. Il ne s’adosse qu’à lui-même, qu’à sa sensibilité écorchée. Il suit son propre courant, amer courant…


[1] Article rédigé à l’occasion de la rétrospective offerte par le Musée des Beaux-Arts de Lyon en 2001 : « Le très singulier Vallotton, 1865-1925 ». Exposition d’une centaine de toiles, et de presque autant de dessins et gravures, qui a constitué alors une remarquable occasion d’explorer l’œuvre du peintre et graveur français.

Parutions
  • Webzine Plumart, n°28, avril 2001.
  • Revue L’Aleph, « Artguments », n°7, juin 2001.


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