« L’absence est une valse noire, et personne avec qui danser. »
Au départ, elle est assise sur un banc. Son regard s’attarde sur la voiture stationnée en face d’elle. Elle observe une scène de rupture entre un homme et une femme. La femme descend de la voiture et disparaît. Elle monte dans la voiture et poursuit le chemin de l’oubli. Digérer, oublier… L’oublier, elle, cette pilule rose, ce somnifère avalé un jour de juin. L’oublier, lui, le bien-aimé, disparu pendant son sommeil. Envolé, parti à la dérobée.
Comment effacer les traces mortelles de ce réveil solitaire ? Rude tâche : se redécouper par-delà la déchirure de l’être, par-delà un cœur saccagé, quasi crevé par la douleur de l’abandon. Une âme démolie, un corps en reste, en offrande. Il ne reste que cela à ses yeux : trouver l’oubli dans les bras d’hommes. Quinze hommes pour quinze années d’erreur, de fourvoiement. Quinze ans d’un amour tronqué, d’un terrible égarement. Sorte de catharsis qui passe par une sexualité méthodiquement calculée : il y aura quinze amants, un pour chaque année de ce partage fallacieux. Une heure de plus sera accordée à chacun. À chaque fois le même rituel : à chacun elle raconte son histoire, le trajet de cet amour déconfit ; elle leur explique leur place, le pourquoi de leur présence dans son lit. Une façon de profaner la couche nuptiale, ce lieu que son « bien aimé » habitait. Lui, le bien-aimé, ainsi qu’elle continue à l’appeler. On ne désacralise pas comme cela les termes chéris. Quant à elle, elle ne se nomme pas, ne se nommera à aucun moment. Sans doute, estime-t-elle avoir perdu toute identité depuis que celui qu’elle aimait l’a trahie.
Elle l’a compris ce jour de juin : il ne la désirait pas, ne l’aimait pas. Comme c’est bien souvent le cas, l’amour est mort depuis longtemps lorsque l’on réalise que la source est tarie et que l’on se retrouve à contempler, selon les mots de Yasushi Inoué, le « lit asséché du torrent blême. » [1]
Mais elle ne s’arrête pas au seul constat de son amour bafoué, elle entre dans la spirale de la culpabilisation. Si bien qu’à la tentative d’oubli se mêle une forme d’expiation personnelle, pour ne pas dire d’autodestruction. Ce n’est donc pas vraiment son corps qu’elle donne en offrande. C’est celui de cette autre en elle, ce « double haïssable » qui n’a pas su déchiffrer l’énigmatique bien-aimé. Faire l’amour devient ainsi un acte sacrificiel. Chaque homme incarne un pion de plus sur l’échiquier du désarroi. Macabre valse des amants.
« Désormais tu n’es plus, ô matière vivante !
Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux. »
(Baudelaire, Spleen)
Sur le matelas de la douleur, ont déjà défilé six hommes, parmi lesquels un touriste anglais, un misanthrope, un porteur de la bonne parole, et autres passants. Nous voici en présence du septième amant de la liste du délabrement amoureux. Le septième, Gabriel. C’est d’abord irrité qu’il entre dans cette histoire. Il n’apprécie guère cette façon aussi directe que sincère qu’elle a de disposer de ces hommes, encore moins ce rang de septième. Mais il la laisse disposer de lui et se prête à la cérémonie : il joint ses membres aux siens, il écoute son récit. Au fil des paroles, au détour des gestes, il est de plus en plus intrigué par cette femme meurtrie. Profondément touché par l’écho de cette brûlure interne, ses certitudes commencent à vaciller. Les heures s’écoulent. Midi a sonné et il n’est plus le même homme. Il le sent, il le sait. Lui qui ne vivait que dans le présent, si bien armé contre les assauts de la mémoire, se met à redescendre la courbe du temps, retrouve ses lignes de faille : le départ de sa mère qui a signé la douleur et la fragilité de son enfance, le départ de sa femme aussi. Les départs, les absences et, par-delà, la solitude intrinsèque de chacun. Elle s’est endormie dans ses bras, il la tient serrée contre lui, il n’ose pas bouger de peur de perturber l’apaisement du sommeil. Chose inédite pour lui, il pleure. « L’amour est illumination, il balaie de sa lumière tous les gouffres qui nous habitent, dont nous ignorions la profondeur, la noirceur, il accroche ses soleils aux trousses de nos ombres, à tous les ciels de notre vie. » Les paroles de cette femme l’ont rendu à lui-même, à sa précarité essentielle. Comme elle, il se retrouve nu face aux assauts de la mémoire. Comme elle, il rejoint la déchirure de ses entrailles.
Ensemble, ils poursuivent le chemin de cette connivence balbutiante. Et Gabriel commence à compter les heures, à les voir s’égrener avec angoisse. Une phrase, issue des méandres de sa mémoire, résonne en lui : « Il paraît que celui qui se noie voit défiler sa vie en accéléré. » Une ombre vient de passer devant ses yeux meurtris et cette ombre, il le sent confusément, c’est – pour faire écho à Jankélévitch – « l’ange invisible de la mort qui parle en nous par ces signes, et nous effleure de son aile ; car le messager angélique ici n’annonce plus la naissance ni le commencement, mais la terminaison. » [2] Elle est en train de se noyer. Tous les pores de sa peau ne cessent de déclarer cette évidence : « Elle se noie sous ses yeux et tout en se débattant, elle s’accroche à lui, elle l’entraîne, comme un projectionniste fou, elle lui octroie – lui impose – l’horrible privilège d’assister à ce déferlement d’images. » Restent deux possibilités : la mort ou le dépassement des sept heures…
Anne Bragance pénètre, creuse la part intime – maudite ? – des êtres, rejoint le flux sanguin des blessures humaines. Pour cela, elle est armée d’une écriture sans fioritures, aussi directe et nue que le froid constat de l’échec. Une écriture crue qui sait rendre la crudité de nos existences et ses vives écorchures. Pourtant, elle laisse pointer une petite lueur, ténue certes, mais présente malgré tout. Une lueur qui évoquerait la journée réussie que raconte son héroïne. Une faible étincelle : Gabriel, poussière d’ange… Mais s’il est une chose qui ressort de ce récit, c’est bien la douloureuse loi de la gravitation qui nous échoit et nous cloue trop souvent au sol. On pense à ces mots de Bataille : « déplumés vivants ! Nous avions des plumes ! Nous n’avons pas volé ! » [3]
Faisons-nous si mauvais usage du temps qui nous est alloué ? Il est permis de le penser…
[1] Yasushi Inoué, Le fusil de chasse.
[2] Vladimir Jankélévitch, La mort.
[3] Georges Bataille, Le coupable.
Le lit
Anne BRAGANCE
Actes Sud
2001
255 pages
Parutions
- Webzine Plumart, n°28, avril 2001.
- Revue L’Aleph, « Artguments », n°7, juin 2001.
Le navire a accosté. Les quartiers-maîtres de seconde classe Homer et Olmann font escale. Mingarelli a lui-même connu la vie de marin. Une expérience douloureuse qui lui permet de se tenir au plus près de la violence des flots et du désir de s’éloigner des vapeurs salées. Aussi les deux comparses désertent-ils le chemin du bordel officiel pour rejoindre une maison « juste pour eux », susceptible d’expulser la douleur des quarts de nuits confinés dans un étroit local. Tandis qu’Olmann, entre prostituées et jeux de cartes, cède rapidement aux tentations du lieu, pour Homer commence un temps plus souple. Rapports attentifs noués avec Pedrico le gardien et Maria la prostituée. Les personnages restent empêtrés dans leur solitude : Maria par son sein mutilé, Pedrico par son incapacité à parler, Homer par le goût du sel et, au fond, la douleur d’être né qui le ressaisit violemment.
« Trajections » : expression de ces morceaux de soi et des autres qui, à force d’éjection, se concentrent pour dégager, peut-être, le rythme d’un trajet d’existence. Laisser les émotions prendre corps, les sentiments se définir, les pensées s’asseoir, les réflexions cheminer. Textes découpés dans le vif au cours d’une dizaine d’années. Ne pas aller chercher les mots, mais les laisser venir à soi et se formuler après une lente infusion intérieure ou dans l’intensité fugace de l’instant. Retenir ensuite les fragments susceptibles de caractériser le pouls fragile d’une existence en quête d’elle-même. La mort claque la porte bien souvent – mélancolies, ruptures, pertes –, mais la joie parvient aussi à s’immiscer entre les filets de notre précarité, surgissant comme une grâce à même d’effacer la peine et de manifester l’attachement au réel.
Le regard se veut attentif et l’écoute précise. Ressaisir les signes de la présence humaine en réinvestissant l’espace urbain et en rentrant dans les chambres froides. Corps en souffrance et souffles coupés : vieillard trop seul condamné à épouser les contours de sa télé, malade anéanti par la douleur, silence écrasant de la nuit sans sommeil, soirs morts des manèges drainant les pantins ivres ou dépités. L’ennui, la pesanteur de la ville, le tic tac des montres qui accélère les cadences, répand l’hébétude et voûte les dos. Appendice des jours exhalant de sales odeurs et des douleurs tenaces.
Entre Haute-Loire et Lozère. Retour en Margeride, dans le Pays natal. Récit des années d’enfance passées dans cette campagne reculée.
Parti pris du corps, qu’il révélera davantage du jeu de présence-absence de la figure humaine. Patrick Drevet reconduit, depuis la vacuité de la main, la tension du désir qui crée les a-corps, des-a-corps ou corps à corps. Mains désœuvrées, affairées, vigoureuses, tremblantes. Doigts recroquevillés, paumes ouvertes. Façons dont chacun s’agrippe au réel, tente par-delà son état désarmé d’y trouver un ancrage.
John Banville, La lumière des étoiles mortes
John Berger, Le carnet de Bento
Milan Kundera, L’identité
Sándor Márái, Les Braises
Sándor Márái, L’Étrangère
Alice Munro, Trop de bonheur
Alice Munro, Les lunes de Jupiter
Annie Saumont, Un soir, à la maison
Annie Saumont, Le Tapis du salon
James Salter, Un bonheur parfait
Colm Tóibín, La couleur des ombres
Entre plaines et collines, entre Rouergue et Quercy, entre inquiétude et joie, entre présent et passé…
Selon une visée politique et philosophique, Stéphane Patrice renoue le lien entre littérature et Histoire, réinscrit l’écriture de Duras dans le sillon sanglant de notre XXe siècle, s’attardant sur des œuvres marquantes telles qu’Un Barrage contre le Pacifique ou encore Le Vice-consul. Est ressaisie, depuis la terre d’Indochine et les lauriers-roses de l’Inde, l’exposition des deux cadences du monde. Émergent les déclassés, les opprimés : les petits colons spoliés par une administration corrompue, les cadavres d’enfants dont l’écho s’élève sur les terres dérobées aux indigènes. La mort circule à travers le rire tenace de la mendiante folle et l’agonie des lépreux. L’enlisement guette, attend l’heure de son installation définitive. S’insinuant dans tous les pores de l’humanité, la maladie de la mort est là, incontournable. L’écriture donne à voir comment l’on s’essaye à édifier des barrages et comment ils cèdent… toujours. Ainsi, depuis le combat initial pour la vérité et la justice, s’écroulent bon nombre de mirages : colonial, politique avec au bout celui d’une raison éclairée.
Il est des rencontres décisives, de celles qui donnent une forme d’assise à l’existence en lui ouvrant un champ précieux d’exploration. Gasquet a fait une telle rencontre en croisant les pas de Cézanne en 1896. Jeune poète, Gasquet a 23 ans. Cézanne 57. Meurtri par les critiques, blessé en amitié, le peintre fait montre d’un caractère ombrageux. Mais l’admiration sincère de ces jeunes yeux lui inspire confiance, faisant ainsi de Gasquet un confident privilégié. Suivra ce livre, hommage à l’homme et à sa démarche créatrice. Observateur minutieux doté d’une plume souple, l’auteur s’attache à montrer combien l’artiste était habité par son œuvre. De l’homme, il évoque la nature à la fois humble et acharnée au travail, son attachement viscéral à la terre provençale. Il s’attarde aussi sur ses humeurs contrastées oscillant entre lassitude et enthousiasme. Oscillation qui rejoint la tension essentielle de l’artiste, révélant l’exigence et le doute du créateur. Ce doute qui ronge et fait parfois vaciller l’être. Ce doute qui fonde l’exigence même. Les mots insistent sur cet œil du peintre ramassant tout sur son passage : la déclinaison des gestes, l’énigme des couleurs et des ombres, la vacillation des choses et des êtres.