Se tenir droit

Olivier Vigna, L'Appendice des joursLe regard se veut attentif et l’écoute précise. Ressaisir les signes de la présence humaine en réinvestissant l’espace urbain et en rentrant dans les chambres froides. Corps en souffrance et souffles coupés : vieillard trop seul condamné à épouser les contours de sa télé, malade anéanti par la douleur, silence écrasant de la nuit sans sommeil, soirs morts des manèges drainant les pantins ivres ou dépités. L’ennui, la pesanteur de la ville, le tic tac des montres qui accélère les cadences, répand l’hébétude et voûte les dos. Appendice des jours exhalant de sales odeurs et des douleurs tenaces.

La ville qui oppresse mais qui sait aussi ouvrir des portes, laisser glisser des rires, suggérer des éclaircies et des airs porteurs, tel cet accordéon qui tente de se frayer un passage même s’il se perd dans les couloirs trop sombres du métro.

Coups de vent. Le regard persiste, ausculte encore, tente de dépasser les murs et la grisaille humaine. Pénétrer dans une chambre chaude, se laisser envahir par un son ou marcher un matin clair d’hiver. Tenter de retrouver une confiance capable d’évoquer à ses heures la stature de la pierre. Retrouvailles avec des lieux plus verts, plus humbles et plus cléments, où les moineaux peuvent se baigner en paix. Lumière d’autres paysages – Océan, Haute-Loire, chaleurs de l’Ardèche –, pour respirer encore et goûter de vraies siestes. Parce qu’on aura laissé la montre, la ville dure abritant aisément les mines lasses, les regards fuyants, les âmes éparpillées et esseulées dans le bruit.

Il s’agit de poursuivre, de résister aux vents contraires, en conservant la vigueur des nerfs de la main. Attendre et guetter toujours. Garder l’œil vif sans trop fléchir, à l’image de quelque arbre fier.

L’Appendice des jours
Olivier VIGNA
Quidam Editeur
2004
110 pages

Parutions
  • Livre et Lire, mensuel du livre en Rhône-Alpes, n°199, décembre 2004.

Au bord du monde

« Il nous suffit de très peu pour nous sentir vivants sur la terre. De très peu. C’est là toute notre gloire. »

Joël Vernet, Au bord du mondeEntre Haute-Loire et Lozère. Retour en Margeride, dans le Pays natal. Récit des années d’enfance passées dans cette campagne reculée.

L’auteur exprime le besoin de remettre ses pas d’adultes sur ses premières traces d’enfant et de réinvestir les lieux qu’elles ont foulés : retrouver la sensibilité d’alors, le regard chercheur de beauté. Retour dans les ruelles du village, essence retrouvée de l’errance sur les chemins désertés de la campagne environnante. Marches, rêveries au plus près de la nature dont il ressort d’heureuses années, mais aussi une profonde solitude.
Émergence d’un tempérament solitaire, de ce sentiment d’être exilé parmi les hommes, enserré dans l’étroit étaux de l’incommunicabilité, sauf, sans doute, avec les éléments de la nature. « Parler aux arbres convient aux hommes, mais parler aux hommes convient à qui ? »

Nous voici plongés au cœur d’une terre superbe, mais aussi implacablement dure et sauvage, où vivre ressemble davantage à sur-vivre, où l’on cherche les rires, avec les morts aux trousses et le froid dans le corps. Ici les êtres semblent écrasés par le poids du monde. L’ambition n’a pas lieu d’être, meurt comme les rayons du soleil se brisent sur les murs. L’obscurité n’est jamais loin, prête à envelopper les hommes et à les ramener plus bas que terre.

Silence qui rôde, qui est là, implacablement. Ici les vies se taisent, les souffrances ne se racontent pas, ne se raconteront jamais. Nappes lourdes et dévorantes de silence qui durcissent les êtres, mais qui, à l’image du grand-père, savent aussi prodiguer des leçons de lenteur et de patience. Et c’est là également, au creux de cette brûlure interne, qu’a émergé le mouvement vers l’écriture qui n’a depuis lors jamais quitté l’auteur.

À côté du plaisir simple de respirer, de beautés suffisantes pour un cœur d’homme (le cerisier, la danse des oiseaux…) – ce perpétuel « réconfort dans les jours d’ombre noire » -, nous voici à la lisière du malheur du monde, de la catastrophe de naître. Une terre où drame et émerveillement sans cesse semblent cohabiter. Au bord du monde, dans lequel le narrateur a choisi de basculer, loin de ces contrées froides, à l’Étranger, là où rayonne le soleil, près de vastes déserts, avec le sentiment qu’il aurait pu malgré tout passer sa vie entière ici.
Parce que la vraie vie est là comme ailleurs, avec son cortège de beautés scintillantes, de drames sous-jacents, d’élans joyeux, d’ennui terrassant. Avec notre vide que nous tentons d’habiter. La même vie qu’ailleurs, seulement moins maquillée, plus à vif, plus squelettique, créant alors le désir de sentir battre davantage le pouls du réel et de mener une phrase à son terme.

Ainsi le silence s’est-il ouvert pour laisser entrer l’écriture et appeler au voyage. Le chemin, peut-être, pour parvenir à cette évidence que, selon le titre d’un autre ouvrage de Joël Vernet, le silence n’est jamais un désert.

Au bord du monde
Joël VERNET
Éditions du Laquet, coll. « Terre d’encre »
2001
128 pages

Parutions
  • Webzine Plumart, n°36, décembre 2001.
  • Revue L’Aleph, « Mise au Net », n°9, février 2002.

Le grand variable

« La vraie présence au monde, c’est écouter la pluie la nuit. »

Christian Cottet-Emard nous entraîne au cœur de séquences multiples : aventures décousues, balayées plutôt par un double jeu. Va-et-vient entre deux regards braqués sur le monde, celui de l’enseigne de vaisseau Mhorn pourvue de sa lunette astronomique et celui du narrateur. Oscillation des regards, subtil jeu de doubles, grâce auquel sont captées les sinuosités du déroulement de nos vies : ce « grand variable » que constitue le tas grouillant et énigmatique des gens d’ici-bas, l’ensemble des faits et gestes qui balisent le quotidien, en somme l’agitation perpétuelle qui caractérise notre humanité. Pris dans son mouvement incessant, le monde s’emballe, adopte une cadence vertigineuse, jusqu’à donner la nausée. Tourbillon qui révèle ainsi tout ce qu’il peut avoir d’écœurant pour celui qui garde son œil de spectateur.

Au fil des cent textes qui composent l’ouvrage, l’auteur exprime combien l’usage du monde est loin d’aller toujours de soi. Difficile immersion dans la société et ses emprisonnements quasi obligatoires : rôles assignés et tâches empoisonnantes qui constituent le lot du commun des mortels. Monde de faux-semblants : fausses candidatures pour fausses offres d’emplois, faux mocassins qui ne résistent pas à la pluie, faux parapluie et faux jouets, qui n’en génèrent pas moins de vrais problèmes. Monde où l’on remplace les vieilles librairies par des centres commerciaux et où les nuages sont rectilignes. Morne constat scandé par les pas trébuchants du narrateur et sa Mhorn longue vue.

Tentatives d’adhésion. S’efforcer de prendre le pli, de se maintenir à « la surface de la vie », de lutter contre une propension profonde à la rêverie et à l’égarement…
… Tentations d’évasion. Distiller la poésie, « ce seuil de ciel qui m’attend chaque jour à la sortie », ce seuil capable d’extraire une parcelle de félicité des heures accablantes.

Aventures desquelles émergent les défaillances du goût de vivre menaçant régulièrement de maquiller la peau de plaques d’eczéma, mais aussi la quête d’une journée plus vivante, d’une journée de plénitude dans laquelle dominerait le sentiment d’une existence cohérente et unifiée.

Ainsi, par delà l’évidente vision désabusée qui émane de cet écrit, trouve-t-on également, rendus par un filtre onirique, un papillon de mer géant, des arbres fiers, des cerfs-volants indécis, ou encore tout simplement le ciel et la mer… Précieux éléments capables de faire retrouver peut-être les temps morts, « ces fissures où se dépose et s’épanouit la graine sauvage de l’instant, l’herbe folle au bord des grandes cultures mélancoliques de l’emploi du temps ». D’aventures en aventures sur le tragique balancier de nos existences, la joie n’a pas tout à fait dit son dernier mot.

Le grand variable (Aventures contemporaines)
Christian COTTET-EMARD
Editinter
2002

PARUTIONS
  • Webzine Plumart, n°43/44, août-septembre 2002.
  • Revue L’Aleph, « Que transmettre ? », n°11, avril 2003.

Entretien avec Annie Salager, écrivain

Autour du Pré des langues

Annie Salager a déjà écrit de nombreux ouvrages, essentiellement d’ordre poétique, tels que Figures du temps sur une eau courante ou encore Terra Nostra. Elle a aussi traduit en français des ouvrages de langue espagnole et collaboré à des revues ou anthologies.

Vous avez déjà un long trajet d’écriture derrière vous qui s’est essentiellement exprimé à travers la forme poétique. Pourquoi avoir choisi la forme du récit aujourd’hui avec Le pré des langues ?
Essentiellement c’est vrai, mais j’ai aussi déjà fait un roman, Marie de Montpellier, un roman historique basé sur la coexistence des trois religions au XIIIe siècle. Et puis là, l’éditrice m’a demandé un livre. J’avais des notes de mes voyages là-bas et, en somme, c’est cette demande qui m’a incitée à trouver une forme, puisqu’elle voulait qu’on parle d’un lieu et que je n’avais pas envie de raconter mon enfance, c’est un peu rasoir.

Donc ce n’est pas la volonté d’adopter une autre forme d’écriture.
Non, la forme est venue avec la contrainte de la demande. Mais ceci dit, dans mon livre Terra Nostra, il y a un texte sur la Grèce, qui s’appelle « Calendrier solaire » qui est presque tout en prose. Il n’y a pas loin de la prose poétique au poème. J’ai eu plaisir à écrire ce livre.

Dans cet écrit, vous évoquez une langue, un patois local, en insistant sur sa dimension d’interdit qui en faisait une autre langue, comme une seconde langue maternelle.
Ça c’est tout à fait capital. À vrai dire, je dis patois, parce que mes grands-parents disaient « patois », mais c’est l’occitan. Et il n’était pas interdit à part que l’école, évidemment, imposait le français comme il se doit, comme elle l’avait imposé à ma mère. De plus, mes parents qui étaient à Paris avaient dit à mes grands-parents : « il faut lui parler Français ». Mais les gens entre eux parlaient l’occitan.

En quoi ce facteur est-il déterminant, ajoute-t-il un parfum supplémentaire à ces paysages d’enfance ?
Justement, je crois que cet espèce de bilinguisme que j’ai eu a contribué – ensuite j’ai fait des études d’espagnol d’ailleurs – à mon désir poétique. Je crois que quand on écrit, très souvent on cherche quelque chose qu’on ne trouvera jamais.

Oui, vous le dites dans votre livre : on cherche toujours une autre langue encore en dessous…
Oui, c’est ça. Roger Kowalski qui était mon contemporain, mort jeune, disait que quand il écrivait « la forêt », jamais il n’allait retrouver le « Der Wald » maternel avec ses résonances. C’est moins un interdit que quelque chose qui constitue, je crois, le rêve, le désir de langue. Écrire de la poésie, c’est avoir un désir de mots, de langue.

…Ce qui évoque la dimension d’indicible.
C’est ça que je veux dire. Le poème cherche le silence sous les mots, l’indicible ; il contredit le vocabulaire, les mots. Donc, ça m’a aidé à ça, il me semble.

Plus largement, pensez-vous que la langue, avec ses accents, ses intonations, ses soupirs, renferme les contours de notre identité et de sa mémoire ?
Il y a dix ou vingt ans, je n’aurais peut-être pas dit oui. Mais maintenant, je le sens bien plus comme ça. Ce que j’ai essayé de faire dans ce petit livre, c’est justement, par le biais de femmes qui faisaient des kilomètres comme partout pour vendre leurs œufs, d’évoquer le passé, les guerres, le viol des femmes éternel… Je crois que de façon inconsciente, génétique, nous avons cette mémoire. Je crois vraiment que la langue, oui, est notre identité. On vit dans une langue, ce qui enlève pas mal les frontières d’ailleurs aussi. Parce que ça donne envie d’aller dans les autres, de communiquer avec les autres.

« Les mots nous disent, nous créent, nous ouvrent, nous donnent notre dimension catastrophiquement, tragiquement impossible, notre dimension tragique finalement, c’est le mot. »

S’agissant de votre rapport à l’écriture, vous reconnaissez-vous dans ces propos de Samuel Beckett : « il faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent […] ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire. » (L’Innommable)
« Devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire » oui… Je n’ai pas le génie de Beckett et j’ai une autre forme d’esprit, plus louangeuse, plus tournée vers la beauté. Oublier un peu la saleté humaine [rires]… malgré moi. Mais effectivement je crois que les mots toujours m’ont portée, nous portent. Oui, bien sûr, je me reconnais, c’est même fondamental. Les mots nous disent, nous créent, nous ouvrent, nous donnent notre dimension catastrophiquement, tragiquement impossible, notre dimension tragique finalement, c’est le mot.

Ce sentiment qui rejoindrait l’indicible que par l’écriture on s’est peut-être déjà dit, qu’on a capté quelque chose, mais que c’est une poursuite sans fin.
En fait, c’est ça, c’est une poursuite sans fin, oui. Bien sûr, ce sont les mots qui vous portent, qui vous révèlent à vous-mêmes. C’est intéressant votre citation, parce que précisément, c’est bon pour toute écriture, pour la géniale écriture de l’Innommable ou pour une écriture bien différente, plus axée sur le poème, la beauté, la louange.

C’est une question, oui, que l’on pourrait poser à tout écrivain. Mais il y a dans votre ouvrage des phrases qui m’ont vraiment évoqué cette idée : « ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire », devant la porte qui s’ouvre sur elle.
Effectivement, c’est ça que, écrivant, j’ai trouvé et je ne le savais pas avant d’écrire Le pré des langues. C’est en écrivant, en creusant que j’ai eu en effet ce sentiment que le bilinguisme, auquel je n’avais pas pensé sous cette forme-là pour moi, m’a amenée vers cela, que j’étais portée par cette recherche, vers la continuation de la recherche et vers ce moi qui sans cesse se dérobe. L’écriture, si ça n’est pas ça, c’est un travail intellectuel qu’on a tous en nous aussi. Mais l’écriture au sens créatif, elle est ce que dit Beckett et je la ressens comme ça.

Il y a un autre passage, en lien avec le premier, où Beckett écrit : « Étrange peine, étrange faute, il faut continuer… », comme s’il y avait cette sorte de culpabilité sans faute qu’on porte tous. Pour vous cet aspect-là est-il présent ou davantage l’aspect jubilatoire. Ou bien les deux sont-ils perpétuellement mêlés ?
Hélas les deux toujours mêlés [rires]. Parce que de la culpabilité, de l’angoisse, de la faute, j’en ai. Je crois que l’écriture m’a toujours servi d’équilibre. C’est pour cela que j’ai commencé jeune, un peu malgré moi. On écrit malgré soi aussi. Mais le jubilatoire il est là et c’est ça qui fait que ça s’appelle plutôt poème. Et puis, de tout façon, même si on a une écriture plus noire, le jubilatoire il existe dans l’écriture même. Une fois Fusaro me disait que Van Gogh, même avant son suicide, avait du plaisir à peindre.

>> Pour aller plus loin : se reporter à la lecture Le pré des langues

Parutions
  • Webzine Plumart, n°36, décembre 2001.
  • Revue L’Aleph, « Lieux et Non-Lieux d’Écriture », n°10, septembre 2002.

 

La vibration des corps

« J’ai la conviction qu’il y a plus de révélation à espérer sur l’être humain dans l’étude de son image que dans le défrichage de son monde intérieur. »

 

Patrick Drevet, Paysages d'ErosParti pris du corps, qu’il révélera davantage du jeu de présence-absence de la figure humaine. Patrick Drevet reconduit, depuis la vacuité de la main, la tension du désir qui crée les a-corps, des-a-corps ou corps à corps. Mains désœuvrées, affairées, vigoureuses, tremblantes. Doigts recroquevillés, paumes ouvertes. Façons dont chacun s’agrippe au réel, tente par-delà son état désarmé d’y trouver un ancrage.

Les mots s’emparent de la peau et des organes, glissent jusqu’à la plus discrète des veines du visage, rappelant l’énigme de cette vie qui se maintient et la force de son inspiration. Subtil trajet émotionnel qui accentue toujours plus la nudité des corps. Ainsi le tracé des veines et le flux sanguin qu’elles supportent, les yeux, les cils, l’« écume duveteuse » des poils…

L’écriture cherche les plis, les frottements capables de révéler comment l’on habite plus ou moins malaisément ce corps, dont l’appréhension ne vient jamais que de l’autre. Séquences de chairs tendues, aimantes et écorchées vives. La voix émerge aussi, s’expulsant du corps, exprimant cet effort réitéré pour dépasser son relief et ses seules courbures, mais aussi l’insuffisance du corps d’autrui dans l’échange amoureux.

Traversée selon les vœux de l’auteur des multiples paysages d’Éros, servie par une écriture précise, attentive, délicate. Écrire les corps non pas seulement pour les radiographier, mais sans doute pour ressaisir au plus près leur incarnation douloureuse et leur précieux vacillement.

Paysages d’Éros
Patrick DREVET
Gallimard, coll. « Blanche »
2004
176 pages

Parutions
  • Livre et Lire, mensuel du livre en Rhône-Alpes, n°190, janvier 2004.
  • Revue L’Aleph, « La Jouissance », n°13, septembre 2004.

 

Photo : © Greagoir Aubespin

Lectures | Sélection 2014

Les livres que j’ai aimés en 2014 

John Banville, La Lumière des étoiles mortesJohn Banville, La lumière des étoiles mortes
Roman | Robert Laffont, coll. « Pavillons », 2014
Traduit de l’anglais (Irlande) par Michèle Albaret-Maatsch
360 pages

 

 

 


bento_bergerJohn Berger, Le carnet de Bento
Éditions de l’Olivier, 2012
176 pages

 


Milan Kundera, L'identitéMilan Kundera, L’identité
Roman | Gallimard, coll. « Folio », 1997
224 pages

 


Sándor Márai, Les braisesSándor Márái, Les Braises
Roman | Éditions Albin Michel / Le Livre de Poche, 1995
Traduit du hongrois par Marcelle et Georges Régnier
224 pages

 


Sándor Márai, L'ÉtrangèreSándor Márái, L’Étrangère
Roman | Éditions Albin Michel / Le Livre de Poche, 2010
Traduit du hongrois par Catherine Fay
216 pages

 


Alice Munro, Trop de bonheurAlice Munro, Trop de bonheur
Nouvelles | Éditions de l’Olivier, 2013
Traduit de l’anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso
320 pages

Une écriture toujours profonde et subtile, à l’instar de Fugitives. Ceci mêlé à un art du détour, du suspense : on ne sait jamais quand elle va rattraper ses personnages pour les clouer au sol ou leur offrir quelque brève envolée.
Une préférence pour « Radicaux libres », « Des femmes » et « Trop de bonheur ».


Alice Munro, Les lunes de JupiterAlice Munro, Les lunes de Jupiter
Nouvelles | Éditions de l’Olivier / Points, 2013
Traduit de l’anglais (Canada) par Colette Tonge
355 pages

 


Annie Saumont, Un soir, à la maisonAnnie Saumont, Un soir, à la maison
Nouvelles | Éditions Julliard / Pocket, 2003
153 pages

 


Annie Saumont, Le Tapis du salonAnnie Saumont, Le Tapis du salon
Nouvelles | Éditions Julliard / Pocket, 2012
155 pages

 


salter_bonheurJames Salter, Un bonheur parfait
Roman | Éditions Points / Points, 2008
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Lisa Rosenbaum et Anne Rabinovitch
395 pages

 


Colm Tóibín, La couleur des ombresColm Tóibín, La couleur des ombres
Nouvelles | Robert Laffont, coll. « Pavillons », 2014
Traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson
288 pages

 

Le pré des langues

« Qu’est-ce que le temps, un vague mal de tête peut-être, provoqué par la chaleur et l’effort. »

Annie Salager, Le pré des languesEntre plaines et collines, entre Rouergue et Quercy, entre inquiétude et joie, entre présent et passé…

La narratrice parcourt à vélo un petit coin de France, le Bas-Quercy, épousant ainsi les déclinaisons du paysage. Elle y retrouve les lieux qui, jadis, ont abrité son enfance et lui ont enseigné une langue, réceptacle de la mémoire, le coffret de strates profondes de celle-ci en tout cas.
Et la mémoire raconte : les pigeonniers qui ouvrent les portes du Lieu, sont comme le pouls de « ce petit pays », conduisant au seuil d’une partition d’existence.

C’est l’entrée dans le temps de la fable, du récit, le temps de l’enfance où le plus réel et le plus imaginaire se confondent. « Voyage au pays » comme le dit un poème du même titre, au cours duquel la narratrice retrouve un monde rural avec sa simplicité et ses déchirures, un patois dont émane le parfum de cette terre des souvenirs. « Son de petit pays » à la faveur duquel ressurgissent des pans de mémoire : les lieux d’enfance, les étals du marché, les gens du village, l’univers dépressionnaire de Gilberte, l’ami Henri, « le monde infini des prés où l’on n’avait pas vu le temps passer »…
Retrouvailles avec une langue, celle qu’elle ne devait pas apprendre et qui s’est immiscée en elle malgré tout, d’autant plus savoureuse qu’elle était interdite, celle des souvenirs que l’on retrouve d’autant mieux que l’on sait ce temps-là définitivement perdu, désormais inhabitable, sauf peut-être de manière fugace embarqué sur quelques sentiers connus…

Au bout du compte, capter un peu le silence de ceux qui ne parlaient guère mais qui ont fait vibrer en elle une seconde langue maternelle, retrouver les traces du grand-père et, au fond, la fragilité de notre passage ici-bas.

Pré des langues… Ces mots, comparables à des pièces de monnaie usées selon Nietzsche, apparaissent pourtant comme un ferment essentiel : celui de notre identité, sans doute toujours accidentellement constituée, sûrement défaite, mais qui s’agrippe en tout cas à quelques jalons : une terre, une langue, un vélo…

Le pré des langues
Annie SALAGER
Éditions du Laquet, coll. « Terre d’Encre »
2001
124 pages

>> Pour aller plus loin : se reporter à l’entretien avec Annie Salager

Parutions
  • Webzine Plumart, n°35, novembre 2001.
  • Revue L’Aleph, « Lieux et Non-Lieux d’Écriture », n°10, septembre 2002.

 

Le « parfum funèbre » des lauriers-roses

« Le deuil devrait se porter comme une civilisation, celle de toutes les mémoires de la mort décrétée par les hommes. »

M. Duras

Stéphane Patrice, Marguerite Duras et l'histoire Selon une visée politique et philosophique, Stéphane Patrice renoue le lien entre littérature et Histoire, réinscrit l’écriture de Duras dans le sillon sanglant de notre XXe siècle, s’attardant sur des œuvres marquantes telles qu’Un Barrage contre le Pacifique ou encore Le Vice-consul. Est ressaisie, depuis la terre d’Indochine et les lauriers-roses de l’Inde, l’exposition des deux cadences du monde. Émergent les déclassés, les opprimés : les petits colons spoliés par une administration corrompue, les cadavres d’enfants dont l’écho s’élève sur les terres dérobées aux indigènes. La mort circule à travers le rire tenace de la mendiante folle et l’agonie des lépreux. L’enlisement guette, attend l’heure de son installation définitive. S’insinuant dans tous les pores de l’humanité, la maladie de la mort est là, incontournable. L’écriture donne à voir comment l’on s’essaye à édifier des barrages et comment ils cèdent… toujours. Ainsi, depuis le combat initial pour la vérité et la justice, s’écroulent bon nombre de mirages : colonial, politique avec au bout celui d’une raison éclairée.

Duras traduit le malaise de notre Modernité, dénonçant les inégalités, les emballements meurtriers de la raison conduisant à l’innommable. L’enflure de la misère, les guerres mondiales, l’horreur de la Shoah et les illusions assassinées dans les goulags pénètrent irrémédiablement le tissu amer de l’écriture. Essoufflement de l’espoir « … parce que le mal est là, aux portes, contre la peau » (L’Amant), interdisant toute catharsis.

À travers cette lecture attentive et critique, l’auteur repère aussi les ambiguïtés et les contradictions de Duras, la trouble scission entre patronyme et pseudonyme, les diverses prises de positions de l’écrivain, jusqu’à son apolitisme final.
Contradictions qui sont sans doute le lot d’une pensée qui ne se retranche pas dans un intellectualisme froid, qui conserve ses hésitations, ses veines et ses viscères, mais aussi d’une conscience lucide et désemparée, étranglée par les débâcles du Temps.

Écriture des corps morts, qui a su nous rappeler notre solitude et notre inanité, mais aussi peut-être autoriser une vigueur nouvelle de l’esprit. Car si l’auteur va ainsi au fond de l’écœurement durassien c’est pour, au bout de cette nuit, retrouver une stimulation. Pour convoquer à nouveau la raison qui se doit, pour agir de manière contrôlée et efficace, de ne pas oublier son inquiétude fondamentale. L’encre douloureuse de Duras en demeure un témoin privilégié.  

Marguerite Duras et l’histoire
Stéphane PATRICE
Éditions PUF, coll. « Questions actuelles »
2003
177 pages

Parutions
  • Livre et Lire, mensuel du livre en Rhône-Alpes, n°187, octobre 2003.

Sur les traces de Cézanne

« Comme Flaubert, jamais satisfait devant la page achevée et oubliant toutes choses pour elle, une volonté absolue, une sorte de sainteté le cloîtrait devant sa toile, le séparait de tout. »

Joachim Gasquet, Cézanne Il est des rencontres décisives, de celles qui donnent une forme d’assise à l’existence en lui ouvrant un champ précieux d’exploration. Gasquet a fait une telle rencontre en croisant les pas de Cézanne en 1896. Jeune poète, Gasquet a 23 ans. Cézanne 57. Meurtri par les critiques, blessé en amitié, le peintre fait montre d’un caractère ombrageux. Mais l’admiration sincère de ces jeunes yeux lui inspire confiance, faisant ainsi de Gasquet un confident privilégié. Suivra ce livre, hommage à l’homme et à sa démarche créatrice. Observateur minutieux doté d’une plume souple, l’auteur s’attache à montrer combien l’artiste était habité par son œuvre. De l’homme, il évoque la nature à la fois humble et acharnée au travail, son attachement viscéral à la terre provençale. Il s’attarde aussi sur ses humeurs contrastées oscillant entre lassitude et enthousiasme. Oscillation qui rejoint la tension essentielle de l’artiste, révélant l’exigence et le doute du créateur. Ce doute qui ronge et fait parfois vaciller l’être. Ce doute qui fonde l’exigence même. Les mots insistent sur cet œil du peintre ramassant tout sur son passage : la déclinaison des gestes, l’énigme des couleurs et des ombres, la vacillation des choses et des êtres.

Gasquet s’essaye ainsi à remettre en scène cette audacieuse partie de cartes entre Cézanne et son œuvre. Lettres, conversations donnent à voir comment le peintre a dompté ses élans romantiques, s’est glissé dans la trame du réel pour en extraire les volumes essentiels, traduire les couleurs en une juste apposition.

Un cheminement qui permet de saisir quel a été l’effort de l’artiste pour mener la phrase picturale à « la perpétuité colorée du sang » capable de se résoudre en un frisson. Sueur et chair des idées. Expression de la dimension profondément spirituelle de la peinture de Cézanne.

Une lecture édifiante qui fait de Gasquet non un simple amateur fasciné, mais plutôt selon le terme nietzschéen un co-moissonneur qui sait nous inviter à retourner au pied des montagnes victorieuses.

Cézanne
Joachim GASQUET 
Éditions Encre marine
2003
372 pages

Parutions
  • Livre et Lire, mensuel du livre en Rhône-Alpes, n°182, mars 2003.