La vibration des corps

« J’ai la conviction qu’il y a plus de révélation à espérer sur l’être humain dans l’étude de son image que dans le défrichage de son monde intérieur. »

 

Patrick Drevet, Paysages d'ErosParti pris du corps, qu’il révélera davantage du jeu de présence-absence de la figure humaine. Patrick Drevet reconduit, depuis la vacuité de la main, la tension du désir qui crée les a-corps, des-a-corps ou corps à corps. Mains désœuvrées, affairées, vigoureuses, tremblantes. Doigts recroquevillés, paumes ouvertes. Façons dont chacun s’agrippe au réel, tente par-delà son état désarmé d’y trouver un ancrage.

Les mots s’emparent de la peau et des organes, glissent jusqu’à la plus discrète des veines du visage, rappelant l’énigme de cette vie qui se maintient et la force de son inspiration. Subtil trajet émotionnel qui accentue toujours plus la nudité des corps. Ainsi le tracé des veines et le flux sanguin qu’elles supportent, les yeux, les cils, l’« écume duveteuse » des poils…

L’écriture cherche les plis, les frottements capables de révéler comment l’on habite plus ou moins malaisément ce corps, dont l’appréhension ne vient jamais que de l’autre. Séquences de chairs tendues, aimantes et écorchées vives. La voix émerge aussi, s’expulsant du corps, exprimant cet effort réitéré pour dépasser son relief et ses seules courbures, mais aussi l’insuffisance du corps d’autrui dans l’échange amoureux.

Traversée selon les vœux de l’auteur des multiples paysages d’Éros, servie par une écriture précise, attentive, délicate. Écrire les corps non pas seulement pour les radiographier, mais sans doute pour ressaisir au plus près leur incarnation douloureuse et leur précieux vacillement.

Paysages d’Éros
Patrick DREVET
Gallimard, coll. « Blanche »
2004
176 pages

Parutions
  • Livre et Lire, mensuel du livre en Rhône-Alpes, n°190, janvier 2004.
  • Revue L’Aleph, « La Jouissance », n°13, septembre 2004.

 

Photo : © Greagoir Aubespin

Lectures | Sélection 2014

Les livres que j’ai aimés en 2014 

John Banville, La Lumière des étoiles mortesJohn Banville, La lumière des étoiles mortes
Roman | Robert Laffont, coll. « Pavillons », 2014
Traduit de l’anglais (Irlande) par Michèle Albaret-Maatsch
360 pages

 

 

 


bento_bergerJohn Berger, Le carnet de Bento
Éditions de l’Olivier, 2012
176 pages

 


Milan Kundera, L'identitéMilan Kundera, L’identité
Roman | Gallimard, coll. « Folio », 1997
224 pages

 


Sándor Márai, Les braisesSándor Márái, Les Braises
Roman | Éditions Albin Michel / Le Livre de Poche, 1995
Traduit du hongrois par Marcelle et Georges Régnier
224 pages

 


Sándor Márai, L'ÉtrangèreSándor Márái, L’Étrangère
Roman | Éditions Albin Michel / Le Livre de Poche, 2010
Traduit du hongrois par Catherine Fay
216 pages

 


Alice Munro, Trop de bonheurAlice Munro, Trop de bonheur
Nouvelles | Éditions de l’Olivier, 2013
Traduit de l’anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso
320 pages

Une écriture toujours profonde et subtile, à l’instar de Fugitives. Ceci mêlé à un art du détour, du suspense : on ne sait jamais quand elle va rattraper ses personnages pour les clouer au sol ou leur offrir quelque brève envolée.
Une préférence pour « Radicaux libres », « Des femmes » et « Trop de bonheur ».


Alice Munro, Les lunes de JupiterAlice Munro, Les lunes de Jupiter
Nouvelles | Éditions de l’Olivier / Points, 2013
Traduit de l’anglais (Canada) par Colette Tonge
355 pages

 


Annie Saumont, Un soir, à la maisonAnnie Saumont, Un soir, à la maison
Nouvelles | Éditions Julliard / Pocket, 2003
153 pages

 


Annie Saumont, Le Tapis du salonAnnie Saumont, Le Tapis du salon
Nouvelles | Éditions Julliard / Pocket, 2012
155 pages

 


salter_bonheurJames Salter, Un bonheur parfait
Roman | Éditions Points / Points, 2008
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Lisa Rosenbaum et Anne Rabinovitch
395 pages

 


Colm Tóibín, La couleur des ombresColm Tóibín, La couleur des ombres
Nouvelles | Robert Laffont, coll. « Pavillons », 2014
Traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson
288 pages

 

Le pré des langues

« Qu’est-ce que le temps, un vague mal de tête peut-être, provoqué par la chaleur et l’effort. »

Annie Salager, Le pré des languesEntre plaines et collines, entre Rouergue et Quercy, entre inquiétude et joie, entre présent et passé…

La narratrice parcourt à vélo un petit coin de France, le Bas-Quercy, épousant ainsi les déclinaisons du paysage. Elle y retrouve les lieux qui, jadis, ont abrité son enfance et lui ont enseigné une langue, réceptacle de la mémoire, le coffret de strates profondes de celle-ci en tout cas.
Et la mémoire raconte : les pigeonniers qui ouvrent les portes du Lieu, sont comme le pouls de « ce petit pays », conduisant au seuil d’une partition d’existence.

C’est l’entrée dans le temps de la fable, du récit, le temps de l’enfance où le plus réel et le plus imaginaire se confondent. « Voyage au pays » comme le dit un poème du même titre, au cours duquel la narratrice retrouve un monde rural avec sa simplicité et ses déchirures, un patois dont émane le parfum de cette terre des souvenirs. « Son de petit pays » à la faveur duquel ressurgissent des pans de mémoire : les lieux d’enfance, les étals du marché, les gens du village, l’univers dépressionnaire de Gilberte, l’ami Henri, « le monde infini des prés où l’on n’avait pas vu le temps passer »…
Retrouvailles avec une langue, celle qu’elle ne devait pas apprendre et qui s’est immiscée en elle malgré tout, d’autant plus savoureuse qu’elle était interdite, celle des souvenirs que l’on retrouve d’autant mieux que l’on sait ce temps-là définitivement perdu, désormais inhabitable, sauf peut-être de manière fugace embarqué sur quelques sentiers connus…

Au bout du compte, capter un peu le silence de ceux qui ne parlaient guère mais qui ont fait vibrer en elle une seconde langue maternelle, retrouver les traces du grand-père et, au fond, la fragilité de notre passage ici-bas.

Pré des langues… Ces mots, comparables à des pièces de monnaie usées selon Nietzsche, apparaissent pourtant comme un ferment essentiel : celui de notre identité, sans doute toujours accidentellement constituée, sûrement défaite, mais qui s’agrippe en tout cas à quelques jalons : une terre, une langue, un vélo…

Le pré des langues
Annie SALAGER
Éditions du Laquet, coll. « Terre d’Encre »
2001
124 pages

>> Pour aller plus loin : se reporter à l’entretien avec Annie Salager

Parutions
  • Webzine Plumart, n°35, novembre 2001.
  • Revue L’Aleph, « Lieux et Non-Lieux d’Écriture », n°10, septembre 2002.

 

Le « parfum funèbre » des lauriers-roses

« Le deuil devrait se porter comme une civilisation, celle de toutes les mémoires de la mort décrétée par les hommes. »

M. Duras

Stéphane Patrice, Marguerite Duras et l'histoire Selon une visée politique et philosophique, Stéphane Patrice renoue le lien entre littérature et Histoire, réinscrit l’écriture de Duras dans le sillon sanglant de notre XXe siècle, s’attardant sur des œuvres marquantes telles qu’Un Barrage contre le Pacifique ou encore Le Vice-consul. Est ressaisie, depuis la terre d’Indochine et les lauriers-roses de l’Inde, l’exposition des deux cadences du monde. Émergent les déclassés, les opprimés : les petits colons spoliés par une administration corrompue, les cadavres d’enfants dont l’écho s’élève sur les terres dérobées aux indigènes. La mort circule à travers le rire tenace de la mendiante folle et l’agonie des lépreux. L’enlisement guette, attend l’heure de son installation définitive. S’insinuant dans tous les pores de l’humanité, la maladie de la mort est là, incontournable. L’écriture donne à voir comment l’on s’essaye à édifier des barrages et comment ils cèdent… toujours. Ainsi, depuis le combat initial pour la vérité et la justice, s’écroulent bon nombre de mirages : colonial, politique avec au bout celui d’une raison éclairée.

Duras traduit le malaise de notre Modernité, dénonçant les inégalités, les emballements meurtriers de la raison conduisant à l’innommable. L’enflure de la misère, les guerres mondiales, l’horreur de la Shoah et les illusions assassinées dans les goulags pénètrent irrémédiablement le tissu amer de l’écriture. Essoufflement de l’espoir « … parce que le mal est là, aux portes, contre la peau » (L’Amant), interdisant toute catharsis.

À travers cette lecture attentive et critique, l’auteur repère aussi les ambiguïtés et les contradictions de Duras, la trouble scission entre patronyme et pseudonyme, les diverses prises de positions de l’écrivain, jusqu’à son apolitisme final.
Contradictions qui sont sans doute le lot d’une pensée qui ne se retranche pas dans un intellectualisme froid, qui conserve ses hésitations, ses veines et ses viscères, mais aussi d’une conscience lucide et désemparée, étranglée par les débâcles du Temps.

Écriture des corps morts, qui a su nous rappeler notre solitude et notre inanité, mais aussi peut-être autoriser une vigueur nouvelle de l’esprit. Car si l’auteur va ainsi au fond de l’écœurement durassien c’est pour, au bout de cette nuit, retrouver une stimulation. Pour convoquer à nouveau la raison qui se doit, pour agir de manière contrôlée et efficace, de ne pas oublier son inquiétude fondamentale. L’encre douloureuse de Duras en demeure un témoin privilégié.  

Marguerite Duras et l’histoire
Stéphane PATRICE
Éditions PUF, coll. « Questions actuelles »
2003
177 pages

Parutions
  • Livre et Lire, mensuel du livre en Rhône-Alpes, n°187, octobre 2003.

Sur les traces de Cézanne

« Comme Flaubert, jamais satisfait devant la page achevée et oubliant toutes choses pour elle, une volonté absolue, une sorte de sainteté le cloîtrait devant sa toile, le séparait de tout. »

Joachim Gasquet, Cézanne Il est des rencontres décisives, de celles qui donnent une forme d’assise à l’existence en lui ouvrant un champ précieux d’exploration. Gasquet a fait une telle rencontre en croisant les pas de Cézanne en 1896. Jeune poète, Gasquet a 23 ans. Cézanne 57. Meurtri par les critiques, blessé en amitié, le peintre fait montre d’un caractère ombrageux. Mais l’admiration sincère de ces jeunes yeux lui inspire confiance, faisant ainsi de Gasquet un confident privilégié. Suivra ce livre, hommage à l’homme et à sa démarche créatrice. Observateur minutieux doté d’une plume souple, l’auteur s’attache à montrer combien l’artiste était habité par son œuvre. De l’homme, il évoque la nature à la fois humble et acharnée au travail, son attachement viscéral à la terre provençale. Il s’attarde aussi sur ses humeurs contrastées oscillant entre lassitude et enthousiasme. Oscillation qui rejoint la tension essentielle de l’artiste, révélant l’exigence et le doute du créateur. Ce doute qui ronge et fait parfois vaciller l’être. Ce doute qui fonde l’exigence même. Les mots insistent sur cet œil du peintre ramassant tout sur son passage : la déclinaison des gestes, l’énigme des couleurs et des ombres, la vacillation des choses et des êtres.

Gasquet s’essaye ainsi à remettre en scène cette audacieuse partie de cartes entre Cézanne et son œuvre. Lettres, conversations donnent à voir comment le peintre a dompté ses élans romantiques, s’est glissé dans la trame du réel pour en extraire les volumes essentiels, traduire les couleurs en une juste apposition.

Un cheminement qui permet de saisir quel a été l’effort de l’artiste pour mener la phrase picturale à « la perpétuité colorée du sang » capable de se résoudre en un frisson. Sueur et chair des idées. Expression de la dimension profondément spirituelle de la peinture de Cézanne.

Une lecture édifiante qui fait de Gasquet non un simple amateur fasciné, mais plutôt selon le terme nietzschéen un co-moissonneur qui sait nous inviter à retourner au pied des montagnes victorieuses.

Cézanne
Joachim GASQUET 
Éditions Encre marine
2003
372 pages

Parutions
  • Livre et Lire, mensuel du livre en Rhône-Alpes, n°182, mars 2003.