Lectures | Sélection 2024

Les livres que j’ai aimés en 2024

 

Littérature, Art

Violaine Bérot, Comme des bêtesViolaine Bérot, Comme des bêtes
Roman | Libretto, 2022
128 pages

La tendresse de « l’Ours » qui s’affronte à l’étroitesse d’esprit des gens « normaux ».


Christian Bobin, L'homme qui marcheChristian Bobin, L’homme qui marche
Le temps qu’il fait, 1995
40 pages

 


Michel Bussi, Nymphéas noirsMichel Bussi, Nymphéas noirs
Roman | Pocket, 2013
504 pages

 


Fabrice Caro, FigurecFabrice Caro, Figurec (1re parution : 2006)
Roman | Gallimard, coll.  » Folio », 2019
272 pages

L’humour noir et décalé de Fabrice Caro nous entraîne dans un univers de faux-semblants, expression de la solitude et de la paranoïa du personnage principal. Une façon aussi sans doute, poussée à l’extrême via la mise en scène d’une société de figurants, d’interroger avec malice notre part d’authenticité dans nos relations sociales, familiales et amoureuses.


Jean Grenier, Les ÎlesJean Grenier, Les Îles (1re parution : 1933)
Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1977
168 pages

 


Sándor Márai, Un chien de caractèreSándor Márai, Un chien de caractère (1932)
Roman | Le Livre de Poche, coll. « Biblio », 2005
Traduit du hongrois par Georges Kassai et Zéno Bianu
224 pages

 


Fernando Pessoa, Le Banquier anarchisteFernando Pessoa, Le Banquier anarchiste (1922)
Roman | Christian Bourgois Éditeur, coll. « Satellites », 2024
Traduit du portugais par Françoise Laye
128 pages

 


Ron Rash, Une terre d'ombreRon Rash, Une terre d’ombre
Roman | Points, coll. « Signatures », 2019
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Reinharez
288 pages

 

 


Lydie Salvayre, Pas pleurerLydie Salvayre, Pas pleurer
Roman | Seuil, 2014
288 pages

 

 


Philosophie, Éthologie

Jean-Christophe Bailly, Le parti pris des animauxJean-Christophe Bailly, Le parti pris des animaux
Christian Bourgois éditeur, 2013
150 pages

 

 

 


Élisée Reclus, À propos du végétarismeÉlisée Reclus, À propos du végétarisme (1901)
Éditions Bartillat, 2020
128 pages

L’ouvrage rassemble La grande famille (1897) et À propos du végétarisme (1901).

« Il nous tarde de ne plus entendre les voix bêlantes des moutons, les mugissements des vaches, les grognements et les cris stridents des porcs qu’on mène à l’abattoir […]. Nous avons le souci de vivre enfin dans une cité où nous ne risquerons plus d’apercevoir des boucheries pleines de cadavres à côté des magasins de soieries ou de bijoux, en face de la pharmacie ou de l’étalage de fruits parfumés, ou de la belle librairie, ornée de gravures, de statuettes et d’œuvres d’art. » (À propos du végétarisme, p. 80-81)


Bande dessinée

Blake et Mortimer, Huit heures à BerlinJosé-Louis Bocquet, Jean-Luc Fromental, Antoine Aubin, Blake et Mortimer – Huit heures à Berlin
Bande dessinée | Éditions Blake et Mortimer, 2022
Scénaristes : José-Louis Bocquet, Jean-Luc Fromental – Dessinateur : Antoine Aubin
64 pages


Lomig, Au cœur des solitudesLomig, Au cœur des solitudes
Bande dessinée | Éditions Sarbacane, 2023
176 pages

Un album remarquable de Lomig, servi par des planches superbes, consacré au destin de John Muir et son parcours dans une nature encore intacte des terres américaines.

Entretien avec Éric Baratay, historien

Éric Baratay est historien et professeur d’histoire contemporaine à l’Université Jean Moulin Lyon 3. Il est membre du Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes (LARHRA) et membre senior de l’Institut Universitaire de France (IUF) depuis 2017. Spécialiste de l’histoire des relations des animaux avec les hommes et, plus largement, de l’histoire de la condition animale, Éric Baratay a reçu en 2014 le Prix Jacques Lacroix de l’Académie Française pour son livre Bêtes des tranchées. Des vécus oubliés, paru en 2013. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Le Point de vue animal. Une autre version de l’histoire (2012), Biographies animales. Des vies retrouvées (2017) et, plus récemment, Cultures félines (XVIIIe-XXIe). Les chats créent leur histoire (2021).


 

« L’objectif, finalement, c’est de tordre le langage, l’écriture pour étonner, perturber le lecteur et ainsi le rapprocher de la spécificité et de la singularité de l’animal en question. »

 

Résumé

L’entretien avec Éric Baratay retrace son parcours en tant que spécialiste de l’histoire de la condition animale. L’historien revient sur les axes majeurs de sa pensée, lancée dans l’élaboration d’une histoire animale des animaux : prise en compte de l’individu animal et tentative d’exprimer son point de vue. Il ouvre aussi des perspectives pour l’avenir avec le souhait d’élargir la réflexion pour bâtir une histoire des non-humains, animaux et végétaux, en appréciant les richesses de chacun.

Abstract

This interview with Éric Baratay retraces his career as a specialist in the history of the animal condition. The historian revisits the major axes of his thought, aiming at the elaboration of a history of animals from the animals’ perspective, which takes into account individual animals and attempts to express their points of view. It also opens up new vistas for further research with the wish to broaden the reflection in order to build a history of non-humans, animals and plants, appreciating the richness each has to offer.

Parution

Quelques arguments pour l’animal

Résumé

Mû par son anthropocentrisme, l’homme s’est permis d’inférioriser les animaux, jusqu’à les réifier et les exploiter sans limites. Afin de sortir d’une vision hiérarchique, de penser les individus animaux dans leur singularité et leur richesse, ce texte met l’accent sur le lien de l’homme à l’animal, lien lui-même placé sous le signe de la tendresse. Celle-ci nous apparaît comme une précieuse porte d’entrée vers l’altérité et une célébration de la rencontre entre animaux humains et non humains.

Abstract

Driven by anthropocentrism, humans have allowed themselves to lower animals to the point of reifying and exploiting them without limit. To move away from a hierarchical vision, and to think of animal individuals in terms of their singularity and richness, this text emphasizes the bond between humans and animals, itself set under the sign of tenderness. Tenderness seems to us to be a precious doorway to otherness and a celebration of the encounter between human and non-human animals.

Parution

À quai

« Le temps nous dépouille, sans relâche, et lorsque nous demandons grâce, il nous dépouille encore davantage. »

Michael Cunningham, CrépusculeCrépuscule est un très beau roman de Michael Cunningham. Comme dans Les heures, l’auteur exprime le questionnement intérieur des êtres avec une grande finesse. Ici, c’est le cheminement de Peter Harris que nous sommes invités à suivre : un cheminement particulièrement tourmenté qui l’amène à remettre en question l’ensemble de ses choix d’existence.

Peter Harris est un galeriste new-yorkais. Il est marié à Rebecca, éditrice. Tous deux ont la quarantaine et vivent confortablement dans un loft à Soho. Ils sont heureux, raisonnablement heureux en tout cas.

C’est cette toile raisonnable qui va précisément craquer peu à peu. Mizzy arrive et, séduit par sa grâce, sa beauté androgyne, Peter bascule dans les affres d’un questionnement profond. Mizzy est le jeune frère de Rebecca : un être paumé, toxicomane, mais porteur d’une élégance naturelle. Peter est fasciné par Mizzy. Et c’est alors toute son existence qui vacille. Pourquoi est-il à ce point attiré par Mizzy ?

Peter est amoureux de la Beauté, celle qu’il cherche dans les œuvres d’art. Mizzy incarne cette beauté même.

Peter pourra-t-il être emporté et anéanti par le souffle de la passion qu’il appelle de ses vœux ? « Il se sent prêt, à la plus petite incitation, à détruire sa vie, et personne, pas une seule personne de sa connaissance, ne le comprendra. » Ou bien restera-t-il sur un coin de trottoir, sachant que le train ne viendra pas ?

Et Rebecca dans tout cela ? N’aspire-t-elle pas elle aussi à la liberté ?

Et si la chance véritable de Rebecca et de Peter résidait dans le fait de savoir quitter le quai de la gare et d’essayer ?

« C’est nous, nous les hommes, qui avons peur, qui sommes maladroits et angoissés ; si nous nous montrons parfois sceptiques ou brutaux, c’est parce que nous nous croyons intimement ancrés dans l’erreur, au contraire des femmes. Les rôles que nous jouons nous trahissent, nos vices et nos habitudes sont ridicules, et le jour où nous nous présenterons aux portes du ciel l’énorme femme noire qui les garde rira de nous non seulement parce que nous ne sommes pas innocents, mais parce que nous n’avons aucune idée de ce qui importe vraiment. »

Crépuscule
Michael CUNNINGHAM
Belfond
2012
Traduit de l’américain par Anne Damour
312 pages

Lectures | Sélection 2023

Les livres que j’ai aimés en 2023

 

Littérature, Art

François Busnel, Jim Harrison. Seule la terre est éternelleFrançois Busnel, Jim Harrison. Seule la terre est éternelle
Album illustré | Gallimard, 2022
256 pages

 


Akira Mizubayashi, Mélodie. Chronique d'une passionAkira Mizubayashi, Mélodie. Chronique d’une passion
Gallimard, coll. « Folio », 2014
288 pages

 


Rainer Maria Rilke, Sa vie est passée dans la vôtreRainer Maria Rilke, Sa vie est passée dans la vôtre. Lettres sur le deuil
Les Belles Lettres, 2022
Préface, notes et traduction par Micha Venaille
128 pages

 


Cédric Sapin-Defour, Son odeur après la pluieCédric Sapin-Defour, Son odeur après la pluie
Stock, 2023
270 pages

« Il manquera la parole mais il y aura mieux. Il y aura les regards, les bruits infimes, les courbures du corps, le sens du poil, ces signaux discrets, perçus de nous seuls et offrant à des êtres si différents de dialoguer. »


Luis Sepúlveda, Le Vieux qui lisait des romans d'amourLuis Sepúlveda, Le Vieux qui lisait des romans d’amour 
Éditions Métailié, 1992
Traduit de l’espagnol (Chili) par François Maspero
132 pages


Olga Tokarczuk, Sur les ossements des mortsOlga Tokarczuk, Sur les ossements des morts
Roman | Libretto, 2020
Traduit du polonais par Margot Carlier
288 pages

 


Philosophie, Éthologie, Histoire

Éric Baratay, Cultures félinesÉric Baratay, Cultures félines (XVIIIe-XXIe siècle). Les chats créent leur histoire
Seuil, coll. « L’Univers historique », 2021
336 pages

 


Vinciane Despret, Que diraient les animaux, si... on leur posait les bonnes questions ?Vinciane Despret, Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ?
La Découverte Poche / Essais, 2014
328 pages

 

 


Tristan Garcia, Nous, animaux et humainsTristan Garcia, Nous, animaux et humains
François Bourin Éditeur, 2011
216 pages

 

 


Tristan Garcia, NousTristan Garcia, Nous
Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 2018 (Éditeur d’origine : Grasset, 2016)
312 pages

 

 


Corine Pelluchon, Jocelyne Porcher, Pour l'amour des bêtesCorine Pelluchon, Jocelyne Porcher, Pour l’amour des bêtes
Mialet-Barrault, coll. « Disputatio », 2022
160 pages

Un échange épistolaire sur la question animale entre la philosophe Corine Pelluchon et l’ex-éleveuse Jocelyne Porcher.

 


Bande dessinée

Fabcaro, Zaï zaï zaï zaïFabcaro, Zaï zaï zaï zaï
Bande dessinée | Éditions 6 Pieds sous terre, 2015
72 pages


Fabcaro, Didier Conrad, René Goscinny, Albert Uderzo, L'Iris blanc

Fabcaro, Didier Conrad, René Goscinny, Albert Uderzo, L’Iris blanc
Bande dessinée | Hachette, 2023
Texte : Fabcaro – Dessins : Didier Conrad – Mise en couleur : Thierry Mébarki
72 pages

Jusqu’à quel point nos amis gaulois se laisseront-ils intoxiquer par les sirènes du développement personnel et de la pensée positive ? À découvrir dans le 40e album d’Astérix, L’Iris blanc.
Un très bon cru grâce au scénario concocté par le facétieux Fabcaro et les dessins impeccables de Didier Conrad.


Jacques Ferrandez, Carnets d’AlgérieJacques Ferrandez, Carnets d’Algérie
Cycle 2 : 1954-1962
Bande dessinée | Éditions Casterman, 2021
360 pages

Ce deuxième cycle commence à la veille de l’insurrection pour se conclure à l’indépendance, en 1962. Il réunit en un volume les cinq tomes suivants : La Guerre fantôme, Rue de la Bombe, La Fille du Djebel Amour, Dernière demeure, Terre fatale.


Remo Forlani, Ma chatte mon amourRemo Forlani, Ma chatte mon amour
Éditions Ramsay, 1990
96 pages

Un verbe tendre et profond sous ses dehors légers, des dessins drôles et émouvants, cet ouvrage de Remo Forlani devrait trouver sa place dans la bibliothèque de tout humain compagnon d’un chat.
En voici un avant-goût avec ces mots prêtés à Finette, la chatte tant aimée : « On a l’homme qu’on a. Moi, le mien, il est un peu écrivain, un peu journaliste et très amoureux (de moi). Il l’est même tellement qu’il m’a fait ce livre avec plein de portraits de moi, écrits, dessinés et même peints à l’aquarelle, avec des poèmes, des bouts de son journal intime, avec des révélations inédites sur nos rêves à nous les chats, sur notre vie sexuelle, sur nos défauts (qui sont des qualités), sur notre intelligence (qui est fabuleuse), … C’est comme ses romans Pour l’amour de Finette et Gouttière. Mais, en plus, y’a des images. De moi. Et je suis tellement belle et drôlette… »

Marcher, la pensée en chemin

Article issu d’une intervention prononcée au Festival Les Arts Ascendants, Champagny-le-Haut, 23-25 juillet 2021.

 

Résumé

La marche dans la nature offre présence à soi, libre déploiement de la pensée et confrontation aux ressources du corps. Elle nous permet de retrouver la lenteur, un temps propice à la réflexion et à l’écriture. Elle requiert notre capacité à aller à la rencontre de la nature et de nous-mêmes. La marche peut ainsi apporter un souffle essentiel à notre existence, à la source de l’inspiration et, plus largement, d’un exercice spirituel.

Abstract

Walking in nature offers a chance to be fully present within ourselves, to deploy our thinking freely and to confront ourselves with the resources of the body. It allows us to find slowness, time for thinking and writing. It requires our ability to go to meet nature and ourselves. Walking can thus bring an essential breath to our existence, to the source of inspiration and, more broadly, a spiritual exercise.

Parution

Alkemie, Le moi

Autour l’article

Où est passé Émile ?

Ce matin-là, je ne retrouvai d’Émile qu’un pull gris et une de ses chaussettes noires à pois blancs. Je traversais le porche de l’immeuble tous les lundis matin vers 8h15 et, à chaque fois, je voyais Émile encore emmitouflé dans son sac de couchage. Ensuite il disparaissait pour toute la semaine et je le retrouvais là le vendredi soir. Il s’installait alors pour le week-end. Tout le monde, dans le quartier, connaissait Émile et ses habitudes de fin de semaine. Et personne n’aurait osé lui contester sa place.
Émile avait son coin : il ne gênait personne, sa discrétion étant une de ses qualités d’« habitant » non officiel. Et même lorsqu’il lui arrivait de boire un coup de trop, son ivresse était silencieuse.
J’habitais dans cet immeuble lyonnais depuis quatre ans et, depuis lors, j’avais toujours vu Émile. Au début, repérant mon odeur tabagique, il m’interpellait parfois :

– T’as pas une clope ?

J’étais passée depuis peu à la cigarette électronique ; Émile n’avait donc malheureusement plus grand-chose à me demander. Il en conclut à juste titre que cette invention n’était pas destinée aux vagabonds.

Que pourrais-je dire d’Émile ? Qu’il était âgé de soixante-dix ans environ et qu’il avait été menuisier. Je compris, au fil de quelques confidences, qu’il avait subi une lente érosion : perte d’un enfant, abandon d’une femme, réduction des commandes… De ces drames et renoncements qui tuent vos désirs et annihilent toute ambition, aussi ténue soit-elle. Alors Émile avait tout largué !
En revanche, il n’avait pas la volonté de mourir avant l’heure hasardeuse qui serait la sienne. Il me l’avait déclaré un jour :

– J’attends et, en attendant, je savoure…

Mais quoi ? Émile avait su repérer les moments salutaires, les lieux apaisés de la ville. Il connaissait l’heure matinale à laquelle celle-ci sentait encore bon, comme si elle s’était refait une beauté pendant la nuit. Avant que la puanteur ne réinvestisse les lieux, il s’asseyait sur un banc au bord des quais du Rhône : il contemplait les reflets du soleil sur le fleuve tout en admirant le ballet des cygnes ; il s’amusait aussi à regarder les moineaux faire leur toilette dans les flaques d’eau les lendemains de pluie. J’aimais les yeux d’Émile, d’un vert de chat, qui me rappelaient ceux de mon arrière-grand-mère. Mais tandis que, chez elle, le vert avait été terni par la mort d’un de ses fils pendant la guerre, chez Émile celui-ci restait vif. Une irréductible lueur de curiosité animait son regard. Émile était revenu de tout, mais n’était lassé de rien.

– Que faites-vous du lundi au vendredi ? lui demandai-je un dimanche en fin d’après-midi.
– Je marche, m’avait-il répondu.

Émile, arpenteur de la ville. Le lundi, il s’attardait souvent à l’abbaye d’Ainay, le mardi il parcourait les quais du Rhône. Le mercredi, certains l’avaient vu sur la colline de Fourvière, d’autres dans un square de la Croix-Rousse. Le jeudi, il faisait une halte dans le jardin du palais Saint-Pierre ou il se rendait place Sathonay, située non loin de là. Personne ne cachait le soleil d’Émile. Mais, pour l’heure, il avait disparu…

Toute la semaine, je le cherchai, interrogeant les commerçants et les voisins. Je refis son trajet coutumier du lundi matin. Le bistrot, tout d’abord, où il prenait un café en partant tôt dans la matinée. « Pas passé. » La boulangère, que je sentais démangée par son envie de me dire « et avec ça ? » comme elle le faisait quotidiennement une fois que j’avais désigné le pain de mon choix, me répondit qu’elle n’avait « rien vu, rien entendu ». Et ainsi de suite. Personne n’avait vu Émile. Mais où était-il donc ?

J’avais traversé nombre de ses lieux de prédilection et j’avais apprécié cette façon de regarder la ville : des bancs désertés, des cours paisibles, des jardins odorants… Grâce à lui, j’eus le sentiment de découvrir la beauté et le charme de notre cité : lever la tête pour admirer les sculptures des façades, pénétrer dans les cours d’immeuble, s’asseoir longuement sur un banc ici ou là… Mais pas d’Émile au bout de cette marche.
J’avais tout imaginé : Émile au bout du rouleau se jetant dans le Rhône ou la Saône, Émile foudroyé par le terrible orage qui s’était déchaîné la veille, Émile ayant trop bu et s’étant étouffé dans son vomi dans la ruelle Punaise de Saint-Jean, Émile terrassé par un arrêt cardiaque ou un AVC, ou, pire encore, assassiné par quelque dément dans une allée sombre de la gare. Arrivée bredouille le vendredi soir et accablée par le tourbillon de ces scénarios macabres, je m’assis sous le porche, à l’endroit même où il installait d’ordinaire son campement du week-end. Regardant alentour, je constatai que la porte de la remise était légèrement entrebâillée.
Tel Cratès, il en avait crocheté la serrure. Rejointe par d’autres habitants de notre immeuble, je retrouvai Émile tranquillement allongé sur un matelas, un vrai matelas. Il n’avait pas eu le cœur de se lever, « c’était trop confortable ». Il faut dire que, le week-end précédent, nous avions entreposé là des affaires dont nous n’avions plus l’usage en vue d’un prochain vide grenier du quartier. Émile avait repéré le fameux matelas ! Nous voyant tous penchés au-dessus de lui, il esquissa un petit sourire et m’adressa un furtif clin d’œil. Je me contentai de dire :

– Nous nous sommes inquiétés…
– Allez ! déclara-t-il en se relevant, comme une injonction pour nous tous.

Il fallait désormais reprendre le cours de notre marche. Oui, il le fallait, mais en n’oubliant pas de s’arrêter en chemin, de lever la tête pour tenter de regarder par-delà les murs.


Résumé

Une nouvelle qui nous convie à la recherche d’Émile, un vagabond doté d’une force d’âme attachante. Son itinéraire nous amène à arpenter la ville de Lyon, à porter un regard attentif à des lieux que nous traversons parfois sans réellement les voir.

Abstract

This is a short story that invites us to search for Émile, a vagabond with an endearing strength of soul. His route leads us to walk the city of Lyon, to take a careful look at places that we sometimes cross without really seeing them.

Parution

Alkemie, n°26 - L'âme

Lectures | Sélection 2022

Les livres que j’ai aimés en 2022

 

Littérature, Art

Christian Bobin, La présence pureChristian Bobin, La présence pure
Le temps qu’il fait, 1999
72 pages

« J’écris dans l’espérance de découvrir quelques phrases, juste quelques phrases, seulement quelques phrases qui soient assez claires et honnêtes pour briller autant qu’une petite feuille d’arbre vernie par la lumière et brossée par le vent. »

>> Chronique de l’ouvrage publiée sous le titre « Un arbre devant la fenêtre » dans le n°31 de la revue Alkemie :
https://classiques-garnier.com/alkemie-2023-1-revue-semestrielle-de-litterature-et-philosophie-n-31-la-destruction-un-arbre-devant-la-fenetre.html


Lilian Jackson Braun, Le chat qui lisait à l'enversLilian Jackson Braun, Le chat qui…
Romans | Traduits de l’anglais par Marie-Louise Navarro

Le chat qui lisait à l’envers (1966)
10/18, coll. « Grands détectives », 1992
222 pages

Le premier roman de la série « Le chat qui… ».

Le chat qui mangeait de la laine (1967)
10/18, coll. « Grands détectives », 1992
222 pages

Le 2e roman de la série.

Le chat qui voyait rouge (1986)
10/18, coll. « Grands détectives », 1991
256 pages

Le 4e roman de la série.

Le chat qui connaissait un cardinal (1991)
10/18, coll. « Grands détectives », 1993
285 pages

Le 12e roman de la série.

Le chat qui déplaçait des montagnes (1992)
10/18, coll. « Grands détectives », 1993
290 pages

Le 13e roman de la série.

« Il gravit la pente lentement et s’arrêta à plusieurs reprises pour caresser sa moustache. Elle était particulièrement sensible à certains stimuli et il éprouvait une sensation particulière à sa racine chaque fois qu’il rencontrait des mensonges, des fraudes ou tout autre signe de malhonnêteté. Et voilà qu’il enregistrait le signal. Koko avec ses moustaches retroussées et son nez inquisiteur avait les mêmes tendances. D’une certaine façon, ils étaient frères. »

Le chat qui n’était pas là (1992)
10/18, coll. « Grands détectives », 1994
288 pages

Le 14e roman de la série.

« Il n’existe pas deux Koko, dit-il avec conviction. C’est le Shakespeare des chats, le Beethoven des chats, le Leonardo des chats. »


László Krasznahorkai, Le Dernier LoupLászló Krasznahorkai, Le Dernier Loup (poche)
Nouvelle | Éditions Cambourakis, 2022
Traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly
80 pages

Un texte fascinant qui nous embarque dans son unique phrase de laquelle émane le cri déchirant de la nature à travers le destin du dernier loup et où l’angoisse entre en lutte avec le vide étreignant l’ancien professeur de philosophie qui entreprend ce voyage en Estrémadure : « […] alors qu’il fixait la rue, il ressentit la même angoisse que là-bas, et fut horrifié de constater que cette angoisse était de toute évidence plus forte que le vide qui constituait son être, ce vide dans lequel il connaissait le calme et le repos ».


Alice Munro, Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du toutAlice Munro, Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout
Nouvelles | Éditions de l’Olivier / Points, 2021
Traduit de l’anglais (Canada) par Agnès Desarthe
456 pages

 


Auður Ava Ólafsdóttir, Rosa candidaAuður Ava Ólafsdóttir, Rosa candida
Roman | Éditions Zulma, 2015
Traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson
288 pages

 


Auður Ava Ólafsdóttir, Miss IslandeAuður Ava Ólafsdóttir, Miss Islande
Roman | Éditions Zulma, 2019
Traduit de l’islandais par Éric Boury
288 pages

 


Virginia Woolf, Flush : une biographieVirginia Woolf, Flush : une biographie (1932)
Roman | Éditions Le Bruit du temps, 2015
Traduit de l’anglais par Charles Mauron
160 pages

 


Philosophie, Éthologie, Histoire

Éric Baratay, Le Point de vue animal. Une autre version de l'histoireÉric Baratay, Le Point de vue animal. Une autre version de l’histoire
Seuil, coll. « L’Univers historique », 2012
400 pages

« Il faut sortir notre regard et notre réflexion du nombril humain, examiner avec générosité pour mieux voir et souligner les capacités et les potentialités des animaux, dans leurs diversités spécifiques, alors qu’on n’a fait que les nier ou les masquer pour défendre la place et les privilèges que l’espèce humaine s’est attribués. »


Éric Baratay, Biographies animalesÉric Baratay, Biographies animales. Des vies retrouvées
Seuil, coll. « L’Univers historique », 2017
304 pages

« Les animaux ne sont pas plus « naturels » que les humains. Ils ne font pas plus partie du décor terrestre que nous. […] Les animaux évoluent tous dans un environnement avec lequel ils composent, pour lequel ils s’adaptent d’eux-mêmes ou sous la force des pressions extérieures. »


Florence Burgat, La cause des animauxFlorence Burgat, La cause des animaux. Pour un destin commun
Essai | Buchet-Chastel, coll. « Dans le vif », 2015
112 pages

« Agissons conformément à notre conviction sans nous réfugier derrière le prétexte que, individuellement considérée, notre action est vaine. Enfin, ne nous laissons pas intimider par l’argument selon lequel il y a des choses  plus urgentes et plus graves. Qu’est-ce qui peut l’être au regard d’une condition dont la violence la plus extrême est légalisée partout dans le monde ? Suspectons la générosité morale et l’engagement humanitaire de ceux qui profèrent cet argument, et refusons d’admettre que les animaux passent après tout le reste. Loin d’être volée aux êtres humains, l’attention portée aux animaux, en plus d’être directement tournée vers eux et à ce titre pleinement justifiée, concourt très sûrement à la pacification des relations interhumaines. Car, en effet, comment abaisser le niveau de violence entre les êtres humains tant que l’on enseignera que la mise à mort est la relation normale avec les animaux ? »


Jessica Serra, Dans la tête d'un chatJessica Serra, Dans la tête d’un chat
Le Livre de Poche, 2021 (Éditeur d’origine : Humensciences, 2019)
352 pages

 


Bande dessinée

Blacksad, Alors, tout tombe, tome 1Juan Diaz Canales et Juanjo Guarnido, Blacksad
Tome 6, Alors, tout tombe. Première partie

Bande dessinée | Éditions Dargaud, 2021
Scénario : Juan Diaz Canales – Dessin, Couleurs : Juanjo Guarnido
60 pages

 


Jacques Ferrandez, Carnets d'OrientJacques Ferrandez, Carnets d’Orient
Cycle 1 : 1830-1954

Bande dessinée | Éditions Casterman, 2019
368 pages

Premier tome de l’intégrale des Carnets d’Orient qui réunit en un volume les cinq premiers tomes de la série (Djemilah, L’Année de feu, Les Fils du Sud, Le Centenaire, Le Cimetière des Princesses).


Benoît Sokal et François Schuiten, Aquarica Tome 2, La baleine géanteBenoît Sokal et François Schuiten, Aquarica Tome 2, La baleine géante 
Bande dessinée | Rue de Sèvres, 2022
Scénario : Benoît Sokal et François Schuiten – Dessin : Benoît Sokal
80 pages

La suite et la fin de cette fable maritime et onirique conçue par Benoît Sokal et François Schuiten (cf. tome 1, Roodhaven). La baleine géante pourra-t-elle échapper à la folie vengeresse de Baltimore et de ses hommes ? Aquarica, le savant John Greyford et le lieutenant O’Bryan partent à leur poursuite avec un double objectif : empêcher les marins d’accomplir leur dessein meurtrier et comprendre pourquoi la baleine dérive vers le nord. Quel destin est envisageable pour le peuple vivant sur le dos de la baleine tandis que le froid gagne du terrain ?

Avec cet album, nous faisons également nos adieux à Benoît Sokal qui n’a pas eu la force de dessiner les dernières pages du livre et qui est mort en mai 2021. François Schuiten, son ami de très longue date et co-auteur, a alors dessiné les 12 dernières pages de l’album. La lecture de ce dernier tome, qui porte la trace de ce passage de témoin, n’en est que plus poignante.

 

À contretemps

Dans la montée du soir vers un ciel d’un bleu à présent laiteux, les rues commençaient à s’assombrir mais la légère mélancolie qui se répandait sur l’asphalte et les façades des immeubles devait composer avec des résistances éparses du soleil qui conviaient au rêve, tantôt ilots, tantôt lézards, colonnes, dentelles…

 

Michel Lambert, Je me retournerai souventLes nouvelles de Michel Lambert sont placées sous les signes de l’irréversible et de l’irrévocable qui caractérisent notre existence. Le temps nous condamne au sens unique et rien de ce qui a été fait ne peut être défait. Cette conscience court à travers les textes. Mais, guidé par cette déclaration Je me retournerai souvent, l’auteur sonde les occasions ratées, les faux pas, le poids du secret et le ressac des souvenirs. Comme l’on porte le regard par-dessus l’épaule d’un être cher pour y discerner une lueur ou l’ombre qui s’avance.

Nous voici à contretemps. Au sens, tout d’abord, du décalage ou du heurt avec les mots qui arrivent trop tard et ceux qui sont allés trop loin. Trop tard avec « Petite Sœur » : prononcer les mots de son attachement tandis que l’histoire est déjà finie. Trop loin comme le fait résonner « Le carillon », condamnant un père au silence après avoir humilié son fils.

Se retourner : nous sommes des êtres faillibles et disposant parfois d’un temps clément. Si bien qu’un faux pas commis ici peut, dans certains cas, être rattrapé ailleurs. Mais il y a aussi les aveux tardifs, le pas de trop, la blessure ultime, l’irrattrapable. Le temps écrase alors les semelles lasses ou lâches pour céder la place aux regrets cuisants.

À contretemps, c’est aussi considérer le temps qui remonte le courant de notre existence et vient nous télescoper. D’aucuns avaient refoulé leur passé et sont renvoyés à celui-ci à l’occasion d’une musique, d’un enterrement ou d’un voyage. Tels ces trois enfants qui se retrouvent après la mort de leur mère. Fermer définitivement la porte de la maison de famille supposera, pour l’un d’eux, lever un lourd secret. Des séquences ou fantômes du passé attendent tapis dans l’ombre le moment propice pour ressurgir et cogner contre les parois de notre esprit. Ainsi, à l’évocation du chanteur Arno, la figure de Shirley revient à l’esprit d’un comédien. Le voici ramené de nombreuses années en arrière, moment de sa liaison avec la jeune femme, accablée à cette époque de tristesse et de solitude. Il ne sut y faire face, comme il ne sut ensuite conduire sa carrière. Shirley ou la métaphore de sa démarche titubante dans l’existence.

Admirateur de Lord Byron, Bob a donné rendez-vous devant la maison du poète à trois personnes : deux jeunes gens et une femme d’âge mûr. Il va les conduire à Paris et, dans son rétroviseur, il prendra la mesure de sa solitude en voyant s’amasser les nuages lourds de l’abandon. « Il pensa avec horreur que plus jamais il n’entendrait sa voix, plus jamais il ne verrait son visage [1]. »

Thomas rencontre Raya, une ancienne amie, à La Havane. Ces retrouvailles inattendues à l’autre bout du monde avec celle qu’il avait idolâtrée jadis terniront, certes, pour lui l’image de l’idéal féminin, mais elles seront aussi pour elle l’occasion de douloureuses confidences.

Trente ans ont passé. Paul revient sur les lieux de son enfance et de son adolescence. Il s’arrête devant « La maison du dentiste », celle de la famille Gontcharov. Il songe au destin douloureux de ces gens qui avaient dû fuir Moscou et réalise son égoïsme passé. Entièrement préoccupé qu’il était par lui-même, il n’avait pas cherché à regarder dans le judas de la porte de la demeure de cette famille exilée. Aujourd’hui, il s’arrête, considère la triste façade et déplore l’être indifférent qu’il a été.

Armé d’une écriture profondément picturale et atmosphérique, Michel Lambert fait défiler une galerie de personnages qui, tous, se cramponnent à la vie avec leurs fêlures et leur irréductible solitude. Il démasque subtilement notre vulnérabilité, à l’instar de la peur qui étreint Samy dans « La nuit de Prague ». Il nous confronte à nos identités égarées, à notre difficulté à faire coïncider celui que nous fûmes ou aspirions à devenir et celui que nous sommes devenus effectivement. Les choix, les non-choix, les peurs intimes, le hasard des circonstances… Il renvoie par là même chacun à son propre questionnement vis-à-vis de ce bref temps dont nous disposons pour accomplir notre trajet existentiel.

Car que retenir en définitive de ce parcours ? Aveu de nos défaites inéluctables ? Invitation à nous ressaisir pour ne pas finir par trembler totalement sur nos bases, comme Thomas qui a « l’impression d’être une feuille qui tremble au moindre souffle [2] » ? Nous n’arrêterons sans doute pas la marée de nos souvenirs qui constituent en partie la trame de notre être, ces échos du passé toujours susceptibles de s’agripper à notre mémoire pour nous clouer au sol ou nous enrober de leurs heures tendres. Mais le temps aboli l’est définitivement, et nous pouvons nous efforcer d’être attentifs au réel, qui ne saurait être ailleurs qu’ici et maintenant. Il s’agit alors de marcher avec le temps et non pas contre lui. L’occasion demande à être saisie lorsqu’elle se présente, parce qu’elle ne se présentera peut-être jamais plus. Elle est cette étoile filante évoquée par Jankélévitch qui nous invite à l’attraper par les cheveux. Pour nous tenir loin des carillons vengeurs et tenter de capter la grâce de l’impromptu.

Je me retournerai souvent
Michel LAMBERT
Pierre-Guillaume de Roux, 2020
208 pages


[1] M. Lambert, Je me retournerai souvent, Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2020, p. 133.
[2] Ibid., p. 162.


Parution

Alkemie n°27, Le temps

Réapprendre à vivre avec le Loup des steppes

Harry Haller, le « Loup des steppes », est un être solitaire et déraciné. Exilé en ce monde, ne prenant guère part au festin de la vie, il mène l’existence d’un « suicidé ». Son « ombrageuse distance », sa vive écorchure, son sentiment d’être égaré parmi les hommes l’amènent au bord du rivage mortel. Le suicide représente sa tentation, « le genre de mort le plus vraisemblable » à ses yeux, mais cette ligne de faille, cette « faiblesse apparente », va précisément se transformer en « une force et un appui ».
Hermann Hesse met ici en évidence un point d’importance majeure, à savoir que l’idée du suicide peut être à la source d’une ténacité en mesure de dissuader du désir d’abréger son existence.

« L’idée que le chemin de la mort lui était accessible à n’importe quel moment, il en fit, comme des milliers de ses semblables, non seulement un jeu d’imagination d’adolescent mélancolique, mais un appui et une consolation. […] Il existe beaucoup de suicidés qui puisent dans cette idée des forces extraordinaires. »

De la noirceur, d’une lucidité qui n’ouvre pas de porte à l’espoir, peut s’extraire alors une force à la fois inspiratrice et source d’énergie, invitation à intégrer la souffrance et à assumer notre propre mortalité. Plus réfléchi que ses semblables dont il observe l’agitation, triste et clairvoyant, délicat et sensible, éprouvant toute « l’ambiguïté de la vie humaine », Harry est parfois prêt à vaciller, traverse de puissantes tempêtes intérieures, mais ne se supprime pourtant pas : « il entend vivre derrière les vitres le monde et les humains, se sait exclu, mais ne se tue pas, car un reste de foi lui dit qu’il lui faut absorber jusqu’à la lie cette souffrance, cette souffrance empoisonnée qui est dans son cœur, et que c’est d’elle, de cette souffrance, qu’il lui faut mourir. »

La première prise de conscience déterminante de Harry a consisté à réaliser que chacun ne se définit que par son arrachement primordial et qu’il lui revient d’accepter son déracinement. « Au début de toutes choses, il n’y a ni innocence ni ingénuité ; tout ce qui est créé, même ce qui apparaît comme le plus simple, est déjà coupable, déjà lancé dans le torrent boueux du devenir, et ne peut jamais, jamais remonter le courant. » Mais il comprend que cela ne saurait véritablement avoir lieu pour celui qui est dépourvu du sens de sa propre dérision. Pablo qui adoptera, plus tard, la figure de Mozart pour mieux le convaincre de la solidité de cet enseignement, lui déclare ainsi : « tout humour un peu élevé commence par cesser de prendre au sérieux sa propre personne ».

Harry va être guidé par Hermine, « sorte de miroir » féminin de lui-même. En le faisant pénétrer dans le théâtre magique, elle va permettre à Harry de suivre un chemin initiatique le conduisant peu à peu à consentir à lui-même et au monde. Hermine lui apprend, notamment, à briser la raideur de sa marche en lui enseignant des danses gaies et légères comme le fox-trot. Danse, musique, ivresse de la fête… Initiation aux « jeux légers de la vie ». Sous l’impulsion de Hermine, Harry est amené à comprendre que le goût de vivre dont il retrouve peu à peu la saveur ne peut acquérir sa densité sans la capacité d’associer la gravité à l’esprit de légèreté ou d’innocence.

Mais il échoue à l’ultime étape, confondant le monde symbolique de fictions du théâtre magique avec la réalité : rattrapé par le froid et l’amertume, pensant voir là une invitation à réaliser le désir de Hermine qui lui avait annoncé qu’il la tuerait, il lui plante un couteau dans le ventre lorsqu’il la voit allongée nue à côté de Pablo. Harry, réalisant qu’il a tué celle qu’il aimait, mesure l’horreur de son acte et réclame alors une punition. Que manifeste Harry à travers cet acte et sa demande de châtiment ? La mise en scène avait valeur de test, au seuil duquel Harry a échoué, révélant là combien il reste prisonnier de ses tensions internes, de son pathétique, de son besoin de culpabilité et d’expiation. Au fond, il n’a su que manifester son incapacité à se déprendre de l’esprit de sérieux.

Il est alors condamné à « apprendre à rire ». Pour cela, il aura pour guide Mozart, son artiste préféré. Outre l’accord avec les goûts personnels de Harry, le choix de Mozart n’a rien de fortuit, dans la mesure où il incarne l’un des plus grands maîtres de l’alchimie de la profondeur et de la légèreté, creusant perpétuellement ses notes de ces tonalités irréductiblement contrastées du réel, sachant ainsi aspirer de la gravité la légèreté qui serpente dans ses filets. On retrouve là l’écho nietzschéen, qui n’a d’ailleurs pas manqué de saluer chez le musicien cette capacité à être léger par profondeur.

Reconnaissance des alliances contradictoires, du fait que nous ne sommes que ce contraste, à la source de notre distorsion, de notre déchirure intérieure tout autant que de notre capacité à retourner celle-ci en rire et en joie. Pour amener Harry à cette prise de conscience, Mozart va s’attacher à tordre à l’extrême cette distorsion. Pour cela, il lui fait écouter un concerto de Haendel via un appareil de T. S. F. Un rendu massacrant pour les oreilles de Harry, qu’il qualifie de « mélange de viscose glutineuse et de caoutchouc mâché ». L’allusion à notre civilisation technique et à la désacralisation de l’art qu’elle peut opérer est bien sûr présente, mais le symbole va plus loin. Considérant la figure horrifiée du loup des steppes, Mozart se met à rire, continuant à répandre dans l’air les notes de musique par le canal de l’appareil sacrilège. L’enjeu est d’amener Harry à savoir apprécier la beauté de cette musique par-delà les grésillements de l’appareil. Car l’esprit de cette musique n’est pas détruit, malgré ce qu’elle subit comme dommages. La T. S. F. ou la vie, c’est idem. « Toute la vie est ainsi, mon petit, et nous devons la laisser telle, et, si nous ne sommes pas des ânes bâtés, nous devons en rire. » Savoir s’habituer à écouter la T. S. F. de la vie revient à apprendre à rire, « à concevoir l’humour de la vie ».

Au bout du compte, Harry garde certes sa déchirure ; il la conservera jusqu’à la fin, comme l’écho intérieur sans doute de tout homme qui a sondé son angoisse. Mais, outre qu’il ne songe plus à s’ôter la vie, il perçoit désormais que s’il est une planche de salut pour l’existant, elle réside dans la capacité à assumer sa déchirure avec la distanciation offerte par l’appoint de l’humour. Au terme de sa confession et après son cheminement difficile, le loup des steppes en vient ainsi à l’apologie de la suprême sagesse, celle du rire humoristique et de sa stimulation profonde :

« j’étais prêt à recommencer une fois de plus la partie, à en goûter de nouveau les tortures, à frémir devant son absurdité, à retraverser encore et toujours l’enfer qui était en moi. Un jour, je saurais jouer la partie d’échecs. Un jour j’apprendrais à rire. »

Le loup des steppes (1927)
Hermann HESSE
Presses Pocket, 1985
Traduit de l’allemand par Juliette Pary

Allumer la mèche

Auður Ava Ólafsdóttir, Ör

Jónas Ebeneser, âgé de quarante-neuf ans, estime n’avoir plus grand-chose à apporter aux femmes de sa vie, les trois Guðrún que sont sa mère, son ex-femme et sa fille. S’agissant de lui-même, il ne parvient guère à cerner les contours de son être et ne voit pas ce qui pourrait lui donner l’élan de persévérer dans son existence. « Je ne sais pas qui je suis. Je ne suis rien et je n’ai rien », déclare-t-il à sa mère. Mais l’esprit égaré de son grand âge, tel « un émetteur qui ne capterait plus le signal », ne lui permet pas d’entendre l’expression du malheur de son fils.

C’est alors animé de l’intention de se suicider qu’il part dans un des pays les plus dangereux au monde, à peine sorti des affres de la guerre. Les ruines et les mines parsemant la terre comme lieu de sa mort proche, voilà le cadre posé. Toutefois, en fin bricoleur, il emporte sa caisse à outils et sa perceuse. Métaphore de son attention aux autres, c’est grâce à ces précieuses armes de réparation qu’il va tisser de nouveaux liens avec son existence. Jonas met ainsi son savoir et sa débrouillardise au service des êtres meurtris par la guerre qu’il rencontre à l’Hôtel Silence et alentour. Et il le constate peu à peu : son cœur bat encore. Cela suffira-t-il à le faire renoncer à son désir d’en finir ?

Avec poésie, humour et sensibilité, l’écrivaine islandaise Auður Ava Ólafsdóttir nous entraîne sur les pas égarés de Jónas. Elle nous invite ainsi à réfléchir sur nos propres cicatrices – telle est la signification du terme « ör » –, et sur notre capacité à les surmonter pour maintenir le fil ténu de nos existences.

Ör
Audur Ava ÓLAFSDÓTTIR
Éditions Zulma, 2020
Traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson
208 pages

Lectures | Sélection 2021

Les livres que j’ai aimés en 2021

 

Littérature, Art

Eva Baltasar, PermafrostEva Baltasar, Permafrost
Roman | Verdier, 2020
Traduit du catalan par Annie Bats
128 pages

Un roman grave, écrit au scalpel et empreint d’un humour mordant.

Extrait : « Réussir son suicide tient aujourd’hui de la prouesse. Le monde est plein de malotrus diplômés en secourisme, ils sont partout, discrets et gris comme des pigeons femelles, mais aussi agressifs que des mères. Ils défient la mort des autres avec leurs massages cardiaques et leurs impeccables manœuvres de Heimlich. […] Mourir dans un coin, ça serait bien, ça devrait être possible de louer des coins pour bien mourir, sans interférences, sans bouteilles d’oxygène autopropulsées qui te tombent dessus par surprise juste au dernier moment, un coin où les mesures de sécurité te garantiraient, t’assureraient une mort comme il faut. » (p. 17-18)


Nicolas Bouvier, Routes et DéroutesNicolas Bouvier, Routes et Déroutes. Entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall [1992]
Entretiens | Éditions Métropolis, 2004
256 pages

 


Jean-Louis Fournier, Merci qui ? Merci mon chienJean-Louis Fournier, Merci qui ? Merci mon chien
Buchet-Chastel, 2020
224 pages

Accompagné de sa chatte Artdéco, Jean-Louis Fournier nous propose un parcours tendre et facétieux pour remercier les animaux de l’amour qu’ils nous apportent. Et pour dénoncer l’ingratitude de nombre de nos congénères envers eux. L’on peut, avec l’auteur, reprendre ces mots de Christian Bobin : « [Il faut] leur savoir gré de poser sur nous la douceur de leurs yeux inquiets sans jamais nous condamner. »


Arnaldur Indridason, La Femme en vertArnaldur Indridason, La Femme en vert
Policier | Points, coll. « Points Policier », 2007
Traduit de l’islandais par Éric Boury
360 pages

« Y a-t-il quelqu’un pour condamner le meurtre d’une âme ? »

Un texte particulièrement éprouvant parce qu’il aborde le thème de cette enfer domestique que l’on nomme pudiquement « violences conjugales ». Comme le relève Mikkelina : « Voilà un mot bien édulcoré pour décrire l’assassinat d’une âme. Un terme politiquement correct à l’usage des gens qui ne savent pas ce qui se cache derrière. Vous savez ce que c’est, de vivre constamment dans la terreur ? »


Arnaldur Indridason, Les Nuits de ReykjavikArnaldur Indridason, Les Nuits de Reykjavik

Policier | Points, coll. « Points Policier », 2016
Traduit de l’islandais par Éric Boury
360 pages

« Avant de s’endormir, il avait longuement pensé à cette jeune fille de l’École ménagère et à la disparue de Thorskaffi en se demandant si ce n’était pas sa passion pour les destins tragiques qui l’avait conduit à s’engager dans la police. »

Erlendur n’est alors qu’un simple agent de police, mais, intrigué par la mort déclarée accidentelle d’un clochard prénommé Hannibal, qu’il avait rencontré à diverses reprises lors de ses patrouilles de nuit, il entame une enquête discrète.
Suivant les investigations du jeune policier, se dessinent déjà les traits saillants de sa personnalité : un intérêt pour les êtres disparus et un tempérament sombre. Alors qu’Erlendur observe la vagabonde Thuri monter dans l’autobus pour se laisser conduire au hasard, Indridason écrit : « Sa vie était un voyage sans but et, en voyant l’autobus s’éloigner de Hlemmur, Erlendur avait presque l’impression de se voir à sa place, voyageur solitaire et sans but, condamné à une éternelle errance dans l’existence. »

À l’issue de cette première enquête officieuse, menée avec succès et opiniâtreté, la commissaire Marion Briem invite Erlendur à la rejoindre à la brigade criminelle. À suivre dans Le Lagon noir.


Arnaldur Indridason, Les Fantômes de ReykjavikArnaldur Indridason, Les Fantômes de Reykjavik

Policier | Métailié Noir, coll. « Bibliothèque nordique », 2020
Traduit de l’islandais par Éric Boury
320 pages

Une construction du récit magistrale. Les enquêtes conduites ici par Konrad, un policier à la retraite, semblent démarrer doucement, puis elles gagnent en intensité, créant un profond suspense maintenu jusqu’au dénouement.
Konrad, à l’instar d’Erlendur, parvient à se ressaisir de ses propres failles pour faire montre de compassion et rendre aux êtres martyrisés et négligés une sépulture digne.


Michel Lambert, Je me retournerai souventMichel Lambert, Je me retournerai souvent
Nouvelles | Pierre-Guillaume de Roux, 2020
208 pages

Chronique de l’ouvrage publiée sous le titre « À contretemps » dans le n°27 de la revue Alkemie.


Auður Ava Ólafsdóttir, ÖrAuður Ava Ólafsdóttir, Ör
Roman | Éditions Zulma, 2020
Traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson
208 pages

 


James Salter, L'Homme des hautes solitudesJames Salter, L’Homme des hautes solitudes
Roman | Points, 2014
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Antoine Deseix
264 pages

« Cette première et grandiose image devait bouleverser la vie de Rand. La montagne l’aimantait, elle s’élevait avec une lenteur infinie comme une vague prête à l’engloutir. Rien ne pouvait lui résister, rien ne pouvait lui survivre. »

La prose splendide de James Salter couplée à l’exaltation des hauts sommets, entre quête de l’ultime dépassement de soi et tentation du vide.


Lydie Salvayre, La DéclarationLydie Salvayre, La Déclaration (1990)
Roman | Points, coll. « Points », 1999
128 pages

« J’arpente mon malheur. Il est vaste et se déplace. Je marche pour perdre son souvenir dans la foule mais son souvenir est partout dans la foule. Je crois reconnaître son manteau gris au bout de chaque rue, au fond de chaque place, et mon cœur saute dans ma tête chaque fois.
Depuis qu’elle m’a quitté, je n’ai pas croisé un regard. »

« Un sang d’une légèreté de champagne bat à mes tempes et réanime des forces que je croyais mortes à jamais. Je me sens fort, décidé à vivre. C’est la première fois. »

Un texte dense, direct, qui fouille sans détour les recoins plus ou moins malodorants de nos âmes. Un texte qui sonde les cœurs blessés, dans leur oscillation essentielle : proches de l’extinction et prêts à reprendre une cadence…


Lydie Salvayre, FamilleLydie Salvayre, Famille
Nouvelle | Éditions Tristram, 2021
38 pages

« Le spécialiste a dit que le fils était schizophrène. Quelle honte dit le père. Ça ne doit pas sortir de la famille dit la mère. »

Un fils schizophrène, des parents ignorants et défaillants qui s’enferment dans le déni : « avec les psychiatres moins tu en dis mieux tu te portes ». Un père épuisé, violent et alcoolique. Une mère étouffante et abreuvée de télévision, à la sauce feuilleton sentimental américain. Et un fils dont on ignore la maladie mentale, au bord de la bascule criminelle.

« Je me sens dit le fils d’une humeur homicide. Je roule la vengeance au gouffre de mon cœur. Un bon assassinat me détendrait les nerfs.

Dis-lui ses quatre vérités à cette salope ! crie la mère à Bradley lorsque Jessica sapée comme une pute lui annonce qu’elle part le week-end à Las Vegas avec une amie de bureau, tu parles ! Je suis fatigué d’être dit le fils. Y aurait-il un humain en ce monde pour entendre ce que je dis ? Ta maman est là mon chéri dit la mère. Où peut-on être mieux qu’auprès de sa maman ? »

Le drame frappe à la porte de cette Famille, sous la plume cinglante et percutante de Lydie Salvayre.


Joël Vernet, Marcher est ma plus belle façon de vivreJoël Vernet, Marcher est ma plus belle façon de vivre
Notes éparses | La rumeur libre, 2021
112 pages

« La marche est mon souffle, ma plus belle façon de vivre. »


Marguerite Yourcenar, Les Yeux ouvertsMarguerite Yourcenar, Les Yeux ouverts
Entretiens avec Matthieu Galey

Entretiens | Le Livre de Poche, 1981
319 pages

« Nous passons tous, sans cesse, par des seuils initiatiques. Chaque accident, chaque incident, chaque joie et chaque souffrance est une initiation. Et la lecture d’un beau livre, la vue d’un grand paysage peuvent l’être aussi. Mais peu de gens sont assez attentifs ou réfléchis pour s’en rendre compte. »


Philosophie

Florence Burgat, Vivre avec un inconnuFlorence Burgat, Vivre avec un inconnu. Miettes philosophiques sur les chats
Essai | Rivages, coll. « Rivages Poche Petite Bibliothèque », 2016
112 pages

 


Marcel Conche, Ma vie antérieureMarcel Conche, Ma vie antérieure
Encre marine, 1998
160 pages

 


Frédéric Gros, Marcher, une philosophieFrédéric Gros, Marcher, une philosophie
Essai | Flammarion, coll. « Champs essais », 2019
320 pages

 


Frédéric Gros, Petite bibliothèque du marcheurFrédéric Gros, Petite bibliothèque du marcheur
Anthologie | Flammarion, coll. « Champs classiques », 2011
304 pages

« Philosopher, c’est faire vivre en soi le paysage de certaines questions ».

 


Étienne Klein, Psychisme ascensionnelÉtienne Klein, Psychisme ascensionnel. Entretiens avec Fabrice Lardreau
Arthaud, coll. « Versant intime », 2020
160 pages

« Psychisme ascensionnel » est une expression empruntée à Gaston Bachelard qui qualifie par ces termes la philosophie de Nietzsche (Cf. L’Air et les songes, chapitre V). Dans cet ouvrage d’entretiens avec Fabrice Lardreau, Étienne Klein, physicien et philosophe des sciences, revient sur sa passion pour la montagne. Celle-ci offre présence à soi, déploiement de la pensée, confrontation aux ressources du corps et à ses liens troubles avec l’esprit.
À travers son expérience de la randonnée et, surtout, de l’escalade et du trail, E. Klein a pu trouver une profonde élévation :  celle de son être propre qui, s’affrontant aux lois de la gravité, accède à la beauté fascinante des hauts sommets, mais aussi du soi avec les autres à travers l’amitié et la solidarité qui se noue avec l’esprit de cordée.


Sven Ortoli, Marcher avec les philosophesSven Ortoli, Marcher avec les philosophes
Philo Éditions, 2018
219 pages

Avec Pascal Bruckner, Cédric Gras, Frédéric Gros, Nancy Huston, Jean-Paul Kauffmann, Alexis Lavis, David Le Breton, Michel Malherbe, Michel Serres et les illustrations d’Emmanuel Guibert.
Sous la direction de Sven Ortoli.


Franz Overbeck, Souvenirs sur Friedrich NietzscheFranz Overbeck, Souvenirs sur Friedrich Nietzsche
Éditions Allia, 2006
Traduit de l’allemand par Jeanne Champeaux
64 pages

 


Bande dessinée

Blake et Mortimer – Le Cri du MolochJean Dufaux, Christian Cailleaux et Etienne Schréder, Blake et Mortimer – Le Cri du Moloch
Bande dessinée | Éditions Blake et Mortimer, 2020
Scénariste : Jean Dufaux – Dessinateurs : Christian Cailleaux et Etienne Schréder
56 pages


Emmanuel Lepage, Sophie Michel et René Follet, Les Voyages d'UlysseEmmanuel Lepage, Sophie Michel et René Follet, Les Voyages d’Ulysse
Bande dessinée | Daniel Maghen éditions, 2016
Scénariste : Sophie Michel – Dessinateurs : Emmanuel Lepage et René Follet
264 pages

Une Odyssée au féminin particulièrement remarquable. Suivre la quête de Salomé à travers les flots, c’est entrer dans un parcours exaltant pour retrouver les toiles d’Ammôn Kasacz. Créations picturales qui sont un hommage profond à Homère, ainsi qu’à la mère de Salomé qui admirait son œuvre et berçait ses enfants de la lecture de celle-ci. Pourquoi Salomé part-elle à la recherche des peintures de Kasacz ? À vous de le découvrir dans Les Voyages d’Ulysse. L’ouvrage lui-même est un petit bijou à tous égards : le fil du récit doté d’une grande poésie, les extraits d’Homère encartés sur papier calque et la qualité graphique servie par des dessins magnifiques réalisés par Emmanuel Lepage et René Follet.

Les dieux ne s’occupent pas de nous

Épicure et la crainte des dieux

L’école épicurienne entend dépouiller l’élan religieux de toute superstition, estimant que les dieux, installés au loin dans les inter-mondes, sont radicalement séparés des hommes. Dans l’imagerie populaire, les dieux font figure de gouvernants du monde manifestant leur toute puissance par l’ordonnancement régulier des phénomènes naturels et leur colère dès lors que ces mêmes phénomènes se révèlent désordonnés et dangereux – foudre, tremblements de terre, épidémies, etc. C’est là la porte ouverte au discours d’impiété, à l’imagination des Enfers, aux pratiques sacrificielles pour apaiser le courroux des dieux, important du même coup l’enfer imaginé dans la vie même.

Une telle conception ne fait qu’entretenir les hommes dans la crainte des dieux et de la mort. En conséquence, elle aggrave leurs tourments et contribue à les rendre malheureux. Or, les dieux considérés hors de ces représentations, rendus donc à leur condition divine, ne se préoccupent pas des affaires terrestres. Aussi n’interviennent-ils aucunement dans la vie des hommes, tout autant dans sa part vitale que dans sa dimension mortelle.

En rappelant que les dieux ne se soucient pas du monde, on porte à la crainte qu’ils inspirent un coup décisif capable de rendre l’homme à lui-même.


Voir Épicure, Lettre à Ménécée, § 123, 124.

Lucrèce, poète et philosophe latin (né vers 98 – mort vers 55 av. J.-C.), disciple d’Épicure, écrit en ce sens : « Les dieux, en effet, par le privilège de leur nature, doivent jouir d’une durée immortelle dans une souveraine paix, séparés, éloignés de nous et de ce qui nous touche, à l’abri de toute douleur, de tout péril, puissants par leurs propres forces, sans aucun besoin de nous, insensibles à nos services, inaccessibles à la colère. » (Lucrèce, De la nature, GF – Flammarion, 1964, livre I, p. 20). Voir aussi le paragraphe achevant le livre II : « Que ces vérités se gravent bien dans ton esprit et la nature aussitôt t’apparaîtra libre, affranchie de maîtres superbes, gouvernant elle-même son empire sans contrainte et sans l’aide des dieux. Car j’en atteste […] arracher la vie à des innocents. » (Ibid., p. 82).

Nietzsche rendra un hommage appuyé à la critique de la religion effectuée par Épicure dans L’Antéchrist, § 58.


Contexte

Les philosophies hellénistiques – stoïcisme, épicurisme, cynisme et scepticisme – partagent ce trait commun de viser une sagesse définie comme ataraxie, libération des émotions troublantes. Quête d’autant plus appuyée qu’elle s’inscrit dans un contexte politique particulièrement troublé, incitant l’individu à compter avant tout sur ses forces propres. Rappelons que s’opèrent alors de grands bouleversements à l’intérieur du monde grec : s’amorce la fin de la cité grecque classique pour le passage à la période hellénistique. Celle-ci va de la mort d’Alexandre le Grand (323) à la mainmise de plus en plus prononcée de Rome (197-30 av. notre ère).

Le type de sagesse incarné par les philosophies hellénistiques répond au besoin de trouver, dans un monde en proie au désordre et à l’insécurité (ex. : de 307 à 261 : 46 ans de guerres et d’émeutes), une forme d’équilibre, une quiétude non compromises par les vicissitudes extérieures. Éradiquer ce qui peut perturber l’existence étant l’enjeu primordial, l’effort de l’homme sur lui-même consiste à supprimer ce qui, en lui, peut être source de souffrance.

Épicurisme – Repères chronologiques

  • 341 : naissance d’Épicure à Samos ;
  • 310-306 : Épicure commence à enseigner à Mytilène et à Lampsaque ;
  • 306/305 : installation de l’école épicurienne (le Jardin) à Athènes, rivale de l’école stoïcienne (le Portique) ;
  • 290 : rupture de Timocrate avec Épicure ;
  • 271/270 : mort d’Épicure à Athènes, en proie à la souffrance et à la maladie, laissant une œuvre immense (au moins 300 titres) dont il nous reste peu de choses : la Lettre à Hérodote, la Lettre à Pythoclès, la Lettre à Ménécée et quelques maximes.
  • 270 : Accession d’Hermarque de Mytilène au scholarquat ;
  • 201 : Basilide de Tyr devient scholarque ;
  • 110 : Zénon succède à Apollodore comme scholarque du Jardin ;
  • 79/78 : Cicéron et Atticus entendent Zénon à Athènes ;
  • 75 : accession de Phèdre au scholarquat.

Beaucoup plus tard la doctrine fit son entrée en Italie, après la conquête romaine de la Grèce.

Le saviez-vous ?

En -306, Épicure fonde son école à Athènes – le Jardin – où il reste jusqu’à sa mort. La vie au Jardin se caractérise par une grande frugalité et un culte profond de l’amitié. L’école est ouverte à tous, même aux femmes (dont des prostituées et des esclaves), car Épicure, dans son souci de guider tous les hommes sur la voie de la sagesse, reconnaît à chacun le droit de philosopher. Le Jardin se démarque ainsi radicalement des deux grandes écoles qui avaient recueilli l’héritage de Platon et d’Aristote : l’Académie (à vocation élitiste) et le Lycée (centre de recherche érudite) qui dominaient alors la vie culturelle de la Grèce.

À ceux qui ne se pencheront plus sur notre épaule

La perte de ceux qui s’intéressaient vraiment à ce que l’on est, à ce qui nous anime. Qui avaient saisi notre sensibilité, cerné les contours de notre intelligence, repéré nos aptitudes les plus profondes. Et qui nous suivaient de près ou de loin.

C’est toujours un peu pour eux que l’on écrit, pour eux que l’on s’exprime ou que l’on entreprend une œuvre nouvelle. Comme lorsque l’on marche dans la rue en pensant à un être aimé et que l’on a l’impression qu’il nous regarde, qu’il nous accompagne en chemin. Ses yeux sont posés sur nous, ils nous devinent et nous enrobent de leur bienveillance.

Peut-être qu’ils nous liront, qu’ils nous écouteront et salueront, alors, le style d’écriture, une réflexion pertinente ou un trait d’humour habilement dissimulé.

Et dans ce « peut-être » se glissait une stimulation unique.

Qui sont-ils ces caresseurs d’épaule ? Pas forcément un parent, un amant ou un ami. La rencontre peut certes déboucher sur une amitié ou une relation amoureuse, mais elle peut aussi bien être brève, quoique décisive.

Il y a eu telle observation, telle remarque qui a scellé notre vocation encore balbutiante ou timide. Il y a encore ces mots qui ont ravivé la flamme, tendu à nouveau l’arc de la création alors que l’énergie manquait.

Lorsque ces êtres s’éteignent, c’est alors le sentiment d’un abandon infini qui émerge. Souffle sur la plume qui fait désormais défaut…

Mais c’est pour eux qu’il faut continuer. Le manque même de leur existence doit nous inciter à poursuivre. Pour leurs mots, leurs efforts, leur application. Mais aussi pour, à notre tour, nous pencher sur quelque épaule qui tremble.

 

Le souffle de l’horreur

« “Pourquoi vous faites ces photos ?” Je restai silencieux, il n’insista pas. La question ne m’était pas destinée. Elle n’avait été ni murmurée ni posée à haute voix, on aurait dit un souffle de vent échappé de vents déchaînés et lointains, nous frôlant à peine et continuant sa course à travers champ. »

Hubert Mingarelli, La Terre invisible

Peut-on saisir le souffle de l’horreur, en dessiner la figure à travers les visages de ceux qui l’ont laissé commettre ? Le roman d’Hubert Mingarelli, La Terre invisible, nous plonge en juillet 1945 dans l’Allemagne occupée. Un photographe britannique a assisté à la libération d’un camp de concentration. Poursuivi par ces images, il ne peut se résoudre à rentrer chez lui. Il décide alors de partir sur les routes pour photographier les habitants de la région. Il sera escorté dans ce périple par un jeune soldat nommé O’Leary qui, venant tout juste d’arriver, n’a rien vécu de la guerre.

Le photographe trouvera-t-il la clé de l’innommable sur les traits des personnes qui vivaient à proximité des camps et ont fermé les yeux pour ignorer cette entreprise de mort ? Est-ce cela qu’il cherche ou juste à dissiper le cauchemar qui revient le hanter presque chaque nuit : les morts qui tentent de soulever avec leurs jambes la bâche qui les recouvre ?

Hubert Mingarelli s’emploie, avec poésie et subtilité, à laisser la place aux non-dits et au silence. Le photographe n’éclaire pas O’Leary sur les motivations qui le poussent à faire poser les gens de cette terre devant leurs maisons. Sait-il, d’ailleurs, lui-même ce qu’il entend discerner sur les photos qu’il a réalisées ? La façon dont la vie se poursuit pour ceux qui ont côtoyé ces atrocités ou bien comment celles-ci ont imprimé leurs traces sur les êtres ? Le jeune soldat, quant à lui, est hanté par un secret intime dont il ne parle pas. Pourquoi se réfugiait-il dans les dunes de Lowestoft pour y dormir ? Nous n’en saurons rien.

L’écrivain donne libre cours à notre questionnement et à notre imaginaire. Dès lors, ce texte peut se lire comme une errance autour de l’enfer dont on chercherait à capter les indices ou à se libérer pour parvenir à vivre ensemble.

La Terre invisible
Hubert MINGARELLI
Points, 2020
120 pages

Peine

Une peine n’en compense pas une autre.

Une peine n’en supplante pas une autre.

Une peine n’en ridiculise pas une autre.

La peine arrogante n’est plus la peine.

La peine est humble. Elle se traîne, elle suffoque, se recroqueville, elle réserve ses larmes aux heures terribles. Elle tente de se relever. Elle aura besoin de temps, mais elle donne un coup de tête.

Pour s’affronter elle-même. Être sa propre peine. Celle qui ne se compare pas, qui doit s’en sortir seule.

La peine n’est telle que si elle se reconnaît elle-même dans sa modestie et sa solitude : unique, en compétition avec aucune autre.

La peine se donne la peine.

La peine est à l’image du malheur qu’elle affronte, commun et singulier.

[Septembre 2020]

Statue d'Emil Cioran (Rășinari - Roumanie)

Clément Rosset et Emil Cioran, tendre critique

Clément Rosset est mort le 27 mars 2018, à l’âge de 78 ans. Emil Cioran, qui était de 28 ans son aîné, nous avait quittés en 1995. À la triste annonce de la mort du philosophe français, c’est une tristesse plus grande qui peut s’exprimer : celle d’avoir perdu deux penseurs et écrivains majeurs de notre temps dont les œuvres ont été, chacune à leur façon, d’importantes quêtes de lucidité explorant sans relâche notre condition d’existence. Notre souhait est de les saluer en nous plaçant sous le regard que Rosset a pu porter sur Cioran. Ce regard a permis de mettre en évidence les points communs de leurs pensées, mais aussi leurs principaux écarts. Si nous employons alors ici le terme de « critique », c’est pour introduire la notion d’examen, et c’est pour l’associer aussitôt à la dimension de tendresse qui nous paraît essentielle. Cela non seulement parce que Rosset était l’ami de Cioran, mais aussi parce qu’il respectait profondément son œuvre.

 

Quel mécontentement ?

« Je suis un Mongol dévasté par la mélancolie [1]. »

 

D’après les dires de Rosset, sa rencontre avec Cioran eut lieu vers 1968, à l’initiative de Georges Roditi qui estimait qu’il y avait une « convergence de vues » entre les deux penseurs. Après un déjeuner au cours duquel ils firent connaissance, les relations entre les deux hommes se sont poursuivies, celles-ci composées de dîners, marches nocturnes et d’une correspondance [2]. Rosset souligne que le rire a constitué la dimension centrale de leurs échanges, disposition humoristique créant rapidement un attachement réciproque.

Mais intéressons-nous en premier lieu à leur convergence de vues. Cette dernière se fonde sur la reconnaissance de la dimension tragique de l’existence, autrement dit de notre vocation à la déchéance, à la mort et à l’oubli, au sein d’un réel indifférent. Tous deux se sont attachés à souligner notre précarité et à dénoncer les illusions dans lesquelles les hommes se réfugient pour ignorer leur insignifiance.

Toutefois, chez Rosset, si la vision tragique de l’existence et du réel est au fondement de sa réflexion, celle-ci insiste également sur l’approbation inconditionnelle de la vie que la joie est en mesure de nous apporter. Dans cette perspective, la vision lucide de l’existence suppose que l’approbation de la vie ne peut être telle sans la conscience du tragique. Autrement dit, comme Rosset l’a largement développé dans son œuvre, une joie qui élimine la lucidité tragique est une joie fausse, illusoire. La joie n’est telle que si elle va de pair avec le sentiment du tragique. Ce en quoi elle est paradoxale et irrationnelle, mais vraie. La joie est cette grâce inattendue, à travers laquelle les tristesses nous sont remises, qui entend toutes les raisons de condamner l’existence mais ne l’en approuve pas moins.

En revanche, la vision tragique de l’existence n’implique pas l’approbation rossetienne. Et c’est ici que se dessine la ligne de démarcation d’avec Cioran pour qui la dimension d’accablement l’emporte nettement. Dans son ouvrage La Force majeure, Rosset s’est précisément employé à caractériser ce qu’il appelle « le mécontentement de Cioran ». Celui-ci équivaut au sentiment indéracinable de la vacuité, de l’insignifiance rendant toute existence dérisoire. « Le paradoxe de l’existence – Cioran ajouterait, non sans quelque raison, son horreur – est donc tout à la fois d’être quelque chose et de compter pour rien [3]. »

Ce « mécontentement » désole au fond Rosset qui, admirant la pensée et l’écriture au scalpel de Cioran, tout en connaissant et appréciant l’homme, a conscience du fait qu’intervient en cette affaire avant tout une question de tempérament, de disposition d’esprit. Il sait quelle souffrance d’être au monde a été celle de Cioran, combien ses états lui ont laissé peu de répit et qu’au terme d’une existence traversée par les gouffres, il avait besoin de repos. Ainsi, dans Faits divers, Rosset relate un épisode survenu le jour de l’enterrement de Cioran qui a failli empêcher le bon déroulement de celui-ci au cimetière Montparnasse. Le respect du rite de l’Église roumaine suppose que l’on dispose des bouteilles, ainsi qu’un gâteau des morts, à côté de la fosse encore vide. Cette offrande est destinée à l’assistance qui devait boire un demi-verre de vin et manger un morceau de gâteau. Mais c’était sans compter sur la méprise des fossoyeurs parisiens qui considérèrent ces mets comme un cadeau déposé là à leur intention. Avant que le convoi funèbre ne parvienne au cimetière, ils avaient donc déjà consommé une partie des denrées tout en ayant rangé le reste dans leur cabanon. L’assistance arrive et leur explique leur méprise. Mais les fossoyeurs ne veulent rien entendre et décident que, s’ils rendent les victuailles, ils n’enterreront pas Cioran. « Un accord fut long à trouver et je pus croire un moment que Cioran, qui en avait tant besoin, serait à jamais privé de repos éternel [4]. » Parce qu’il sait que dans ce qu’il a qualifié de « mécontentement » rien n’était feint et que ne s’y glissait nulle complaisance, comme certains ont voulu s’en convaincre ou en convaincre les lecteurs du penseur roumain [5]. Rosset, comme Cioran d’ailleurs, n’a jamais mâché ses mots pour critiquer des philosophes et écrivains qui lui étaient contemporains. Et s’agissant de Cioran, autant s’est-il employé à caractériser leur différence [6], autant ne l’a-t-il jamais fait en termes mordants. Par ailleurs, il a attaché de l’importance à ce qu’il n’y ait pas de malentendus entre eux. Ainsi a-t-il tenu à écrire à Cioran lorsqu’il a appris que Roland Jaccard avait publié un article dans lequel il avait largement déformé ses propos, faisant dire au philosophe « les pires insanités, dont certaines sur vous [7] ». Une façon pour Rosset d’exprimer son respect et son admiration quelles que puissent être leurs divergences.

Cioran aimait vivre tout en étant traversé par le ridicule de vivre et ce que, sondant l’état mélancolique, il a qualifié « d’inadhésion au monde [8] ». S’il est alors une approbation de Cioran, celle-ci est perpétuellement mitigée, contrariée, déchirée.

L’importance du tempérament ou « sentiment de la vie », pour reprendre les mots du penseur roumain, doit donc être reconnue. Les constats s’accordent, mais les conclusions diffèrent. Émerveillement devant la simplicité de l’unique pour l’un. Conclusion à l’enfer de la vie pour l’autre. Question de pli, pouvons-nous dire, selon l’approche même de Cioran. On prend ou non le pli de la vie, son exercice allant alors de soi ou se révélant sans cesse entravé. Voir les choses dans toute leur crudité a rendu la vie presque intolérable pour Cioran, tandis qu’elle a nourri la joie de vivre pour Rosset.

Il est d’ailleurs notable que chacun d’eux est revenu sur un souvenir d’enfance emblématique de leur orientation respective. Rosset insiste sur le sentiment de contentement de l’enfant de 6 ou 7 ans qu’il était : « j’éprouvais une joie curieuse à être vivant, à exister tout simplement [9] ». Cioran, quant à lui, souligne sa prédisposition à l’ennui, puisqu’il situe sa première expérience consciente d’ennui alors qu’il était âgé de 5 ans [10]. Se sentir heureux d’être au monde d’un côté, sentir le temps s’arrêter, se détacher de l’existence de l’autre.

L’écart entre les deux penseurs est comparable à leur différence d’approche de la musique dont ils étaient tous deux de grands amateurs, lui reconnaissant le pouvoir de nous projeter au-delà de notre misère. Si un accord fondamental entre eux s’exprime là encore, à travers leur amour commun de la musique de Jean-Sébastien Bach, Rosset relève pourtant leur divergence de goûts [11]. Il déplore en fait que Cioran ait privilégié l’écoute de la musique triste, celle-ci ne pouvant que l’enfoncer davantage dans son état de mal-être. Or un tempérament comme celui de Cioran ne peut supporter d’écouter de la musique gaie tandis qu’il se trouve dans un état d’angoisse ou de cafard. Il est préférable d’aller au bout de son tourment pour rebondir plutôt que d’écouter une musique dont l’expression est aux antipodes de son état présent. Une musique gaie alors que l’on est accablé est pire que l’affrontement ou le creusement de sa tristesse au fil de notes soulignant celle-ci ; elle est presque vulgaire. Il ne s’agit pas de s’asservir à l’émotion, mais de traverser toutes ses pointes douloureuses pour se relever ensuite. Une telle écoute est, de même, une alliée de l’écriture, celle-ci étant précisément le moyen d’évacuer le poids de la consternation. « Il ne s’agit pas d’être plus ou moins abattu, il faut être mélancolique jusqu’à l’excès, extrêmement triste. C’est alors que se produit une réaction salutaire. Entre l’horreur et l’extase, je pratique une tristesse active [12]. »

C’est là que ressort la différence majeure entre le mélancolique et les autres. C’est ce que Rosset ne pouvait sans doute pas complètement comprendre, puisque, s’il a connu des épisodes dépressifs – nous y reviendrons –, il n’a pas éprouvé le mal de vivre propre à la mélancolie. Nos contemporains ont eu beau rabattre les deux termes – mélancolie et dépression – l’un sur l’autre, pour privilégier une approche climatique, ils ne disent pas la même chose, ne recouvrent pas, en tout cas, le même vécu. Entre une oppression qui ne lâche que rarement prise, parce qu’elle fait partie de soi, et un épisode que l’on peut considérer comme accidentel, la différence est de taille. De même, les psychotropes peuvent sans doute calmer une crise ou endormir les dépressifs chroniques, mais ils ne seront d’aucun secours aux véritables mélancoliques qui, non seulement ne visent pas à l’anesthésie médicamenteuse, mais savent surtout qu’elle n’a pas grand-chose à voir avec leur parcours d’existence [13]. « Viscéral », « chevillé au corps », « organique », on pourra employer de nombreux termes pour ramener au sentiment du vivre.

Cette proximité-écart nous semble parfaitement résumée par ce souvenir que Rosset aime à évoquer. Il dit un jour à Cioran : « Vous savez, Cioran, que je pense exactement le contraire de ce que vous pensez. Et, cependant, il n’y a pas une seule de vos phrases avec laquelle je ne sois entièrement d’accord. » – « Évidemment, me répondit-il d’un ton consterné qu’agrémentait son accent roumain, c’est la vérrité [14] ! »

Tout y est : l’accord, les conclusions contraires et la consternation de Cioran.

 

Ombre de la dépression

« L’état dépressif tient à la fois du supplice de Sisyphe (puisqu’il faut chaque matin recommencer tout le travail) et de celui de Tantale (puisque la seule envie qu’on a est de se coucher ; mais lorsqu’on se couche, c’est pire) [15]. »

 

Nous avons là deux amis. L’un a eu davantage que l’autre le souffle court, un souffle entamé par le cafard, l’ennui, la mélancolie. L’autre a bénéficié d’une prédisposition à la joie d’exister. Rosset a toutefois été profondément affecté, lui aussi, par des épisodes dépressifs qui l’ont cloué au sol pendant plus de neuf ans (avec des éclipses). Le philosophe s’en est ouvert dans son ouvrage Route de nuit.

C’est, plus précisément, à travers le journal de ses rêves qu’il nous fait pénétrer dans le tourbillon dépressionnaire qui a été le sien. Mal qu’il nomme « hasofin » en raison de son principal symptôme : « “hyper-activisme semi-onirique de fin de sommeil”, agitation incompréhensible et en quelque sorte maléfique qui me laisse, au réveil, hébété et hagard [16] ». Sans rentrer dans le détail du journal exposant les différentes formes que ces rêves ont pu revêtir, retenons que c’est ce symptôme qui a créé le cercle vicieux de la dépression entraînant un effondrement psychique et physique total. Comment Rosset a-t-il appréhendé cet état ? De prime abord, il ne l’explique et ne se l’explique pas. Le sentiment dominant pour lui est l’incompréhension, autrement dit l’incapacité d’assigner une cause à cet état de délabrement énergétique. Il le considère comme une embuche, un simple accident de parcours, malgré sa longue durée. Se rapportant à l’image climatique du terme « dépression », Rosset l’appréhende en ces termes : « Tempête furieuse autant qu’incompréhensible, non prévue par les services de la météorologie personnelle [17] ». En ce sens, l’on peut sans doute repérer un élément déclencheur, mais l’emprise de la maladie elle-même est sans cause. C’est pourquoi l’approche première de Rosset se veut descriptive : il reprend ses rêves en insistant sur le sentiment de dépossession qui a été le sien, ayant l’impression que ses rêves étaient ceux d’un autre.

En écrivant sur sa dépression et en confiant ses écrits au lecteur, le philosophe montre qu’il ne s’arrime pas à une posture de force inentamable. Il révèle sa propre fragilité avec la pudeur qui le caractérise (il évoque brièvement l’élément supposé déclencheur, « un vif chagrin »). En effet, sa visée, comme il le précise d’emblée, n’est pas de parler de lui, mais de relater sa maladie dans la mesure où celle-ci peut avoir « un intérêt documentaire ou “scientifique” [18] » pour le lecteur, tout autant que cet écrit a dû participer à l’éclairer lui-même sur cette épreuve. Au-delà de cette sécheresse d’approche, une forme de leçon se dégage malgré tout peu à peu.

« Savoir vivre signifie savoir tout rendre (à la mort). Il me semble parfois que la dépression y aide un peu, en incitant à tout rendre de son vivant : tant pour cette soirée agréable, tant pour cette semaine de rêve, jusqu’à ce que les dégoûts et les rejets endurés en viennent à équilibrer la somme des bonheurs qui vous ont été octroyés pendant la vie [19]. »

S’exprime le sentiment de devoir payer, de devoir éprouver, à travers les cauchemars nocturnes qui l’accablent, « l’horreur du réel » : dégoût qui trouve à se renouveler chaque nuit, faisant ressortir le caractère indésirable du réel sous un angle nouveau. C’est alors plus qu’un affaissement, un effacement, c’est l’expérience même d’« une destruction du moi [20] ». Comme si la détresse extrême à laquelle Rosset avait pu échapper dans sa vie éveillée s’était concentrée dans sa vie nocturne. Comme si sa joie, pourrait-on dire, première, à même de bloquer le passage aux affections tristes, s’était trouvée dans l’obligation de devoir payer pour le don de celle-ci.

Comment Cioran aurait-il apprécié ces épisodes ? Il aurait probablement vu là une conséquence logique et estimé que son ami ne pouvait pas échapper indéfiniment aux échos intérieurs du tragique dont il a toujours reconnu la pertinence. Le 28 septembre 1962, il écrit : « Il vient un moment où nous ne pouvons plus éluder les conséquences de nos théories, où tout ce que nous avons pensé exige d’être vécu, où toutes nos idées comme toutes nos fantaisies se convertissent en expériences, —  et c’est alors que le jeu finit et que commence l’épreuve [21]. » Rosset se serait certes passé d’une telle détresse. Cependant, au fil du texte, une réflexivité se fait jour, le philosophe rapportant alors ses symptômes à lui-même et à sa trajectoire philosophique.

« Je leur dois cependant quelque chose, une sorte de supplément d’information s’ajoutant aux quelques bribes de savoir que je possédais, et possède toujours sur la joie de vivre. Un titre d’Henri Michaux résume bien ce que je veux dire ici : après une connaissance apprise auprès de quelques sommets, rien de tel, pour vous rafraîchir les idées, qu’une Connaissance par les gouffres [22]. »

Comme ces mots le laissent entendre et comme le philosophe le précise, d’ailleurs, dès le début de son ouvrage, il considère que cela n’enlève rien à son adhésion sans partage à l’existence dans toute sa dimension tragique. Nous ne savons pas si Rosset s’est directement ouvert à Cioran du vécu de sa dépression. Quoiqu’il en soit, celle-ci, nous semble-t-il, a pu accroître la proximité entre eux. Si Rosset, dans sa quête de lucidité, a insisté sur le fait que celle-ci ne supposait pas une disposition mélancolique [23], il a éprouvé dans sa chair, et non plus seulement pensé, notre petitesse. À l’agrément de vivre, inentamé par cette épreuve, s’est associée l’angoisse la plus aiguë, celle-là même qui a rendu à Cioran la tâche d’exister aussi difficile. Outre le respect déjà présent exprimé par Rosset, nous supposons que cette descente dans les gouffres n’a pu que renforcer sa tendresse de vue à l’égard de Cioran.

 

Partition humoristique

« Après tout, je n’ai pas perdu mon temps, moi aussi je me suis trémoussé, comme tout un chacun, dans cet univers aberrant [24]. »

 

Beaucoup d’éléments ont sans doute participé au rapprochement des deux hommes, tels que le refus du jargon, l’importance accordée à la forme, au « choix des mots [25] » ou encore la critique acerbe de toute forme d’imposture intellectuelle. Au-delà de ces exigences, comme nous l’évoquions au départ, la relation entre Rosset et Cioran était essentiellement fondée sur leurs rires partagés. Rosset salue chez Cioran son élégance, celle que l’on trouve dans son écriture, mais aussi celle dont il faisait preuve dans son comportement [26]. Il écrit à son sujet : « il n’est pas fréquent de rencontrer quelqu’un atteint d’une profonde souffrance et qui n’en tire aucune raison de s’en plaindre vis-à-vis des autres [27] ». Autant Cioran n’hésitait pas à se lamenter dans ses écrits, exposant, décortiquant sa souffrance et ses déchirures,  autant cela n’avait manifestement pas lieu d’être dans sa relation avec autrui. Courtoisie, gentillesse, retenue, qualifient, aux yeux de Rosset, le savoir-vivre de Cioran. Auquel il ajoute sa puissance comique.

Entre les sommets et les gouffres, il y a ce ressort essentiel qu’est l’humour. Cet humour qui, en plus d’irriguer les écrits philosophiques de Rosset, a su se glisser même dans ses rêves terrifiants [28]. Ainsi, mentionne-t-il un rêve où il se trouve au restaurant. Les plats suivants lui sont proposés : une dépression nerveuse en conserve comme entrée, puis la dépression nerveuse du chef en guise de plat de résistance. Pour limiter cet excès de dépression, il demande si celle en conserve ne pourrait pas être remplacée par de la purée. Cet humour encore qui a, notamment, permis à Cioran d’écrire : « Le paradis n’était pas supportable, sinon le premier homme s’en serait accommodé ; ce monde ne l’est pas davantage, puisqu’on y regrette le paradis ou l’on en escompte un autre. Que faire ? où aller ? Ne faisons rien et n’allons nulle part, tout simplement [29]. » C’est là un accord majeur entre nos deux penseurs, sachant tous deux allier la gravité à l’esprit de légèreté.

Lorsqu’ils se voyaient, les deux hommes aimaient ainsi surtout rire ensemble et non pas s’entretenir de philosophie [30]. Anecdotes du quotidien, ridicules du monde culturel et autres « histories hilarantes » les amusaient tous deux beaucoup et étaient en mesure pour Cioran, selon les mots de Rosset, « de l’arracher un temps à sa mélancolie [31] ». 

Que nous disent ces rires partagés ? Ils nous parlent du plaisir d’être ensemble, d’un même élan du rire exprimant la faculté de ne pas se prendre au sérieux et, par rebond, de « se tordre de rire en se racontant l’un à l’autre les dernières imbécillités humaines [32] ». Ces rires sont aussi l’indice certain d’une capacité de réjouissance. Toutefois, au regard du pessimiste Cioran et de l’affirmateur de la joie de vivre Rosset, ils ne puisent pas à la même source jubilatoire.

La distinction opérée par Rosset entre « jubilation noire » et « jubilation blanche » nous paraît, à cet égard, essentielle. La jubilation noire est alliée du rire, tandis que la jubilation blanche va de pair avec « le sentiment immédiat de l’approbation de l’existence qui n’a même plus besoin du rire [33] ». Si le philosophe français revendique pour lui-même ces deux jubilations, il situe Cioran du côté de la noirceur. Cette jubilation empreinte d’humour est l’expression de la capacité à rester debout, à résister au malheur d’exister.

Cioran relate l’épisode suivant : à un ami qui lui écrit que la vie ne lui dit plus rien, il répond : « Si tu veux un conseil, le voici : quand tu ne pourras plus rire, alors seulement tu devras te tuer. Mais tant que tu en es capable, attends encore. Le rire est une victoire, la vraie, la seule, sur la vie et la mort [34]. » Par-delà les moments de découragement, le rire permet une mise à distance, il surplombe notre dimension dérisoire par la fulgurance de ses éclats. Tant que le rire persiste en soi, que l’on a la force de rire, se manifeste la capacité à se maintenir dans l’existence, quel que soit le désespoir éprouvé à ce moment-là. Et « continuer » n’est pas un vain mot. « Rire est la seule excuse de la vie, la grande excuse de la vie ! […] Rire est une manifestation nihiliste, de même que la joie peut être un état funèbre [35]. » Trémoussements, éclats, le rire s’offre comme cette secousse salutaire traversant l’individu de part en part, susceptible de le délivrer de l’affliction, révélant par là même une énergie vitale. Le rire représente le stimulant suprême nous invitant à poursuivre nos tragédies respectives.

Parvenir à habiter le monde sur le mode de l’humour, c’est se savoir tendre continuellement vers la chute et manifester la persévérance de l’esprit se confrontant au pire. Nous retrouvons là l’écho de cette « soif de vie dans les crépuscules », définition, selon Cioran, d’une existence complète et du savoir. « Mais qu’est-ce qu’une existence complète, et que signifie savoir ? – Garder une soif de vie dans les crépuscules [36]… »

Entre jubilation noire et jubilation blanche, se dessine au fond, nous semble-t-il, la ligne grise d’un sourire commun. Celui qui sait n’être jamais à l’abri de la tourmente, mais à même de considérer le pire d’un œil amusé. Celui pour qui, quelle que soit sa disposition intérieure, paraît extraordinaire le fait de vivre contre l’évidence.

Nous conclurons avec ces mots de Cioran adressés à Rosset dans une lettre du 29 janvier 1982 :

« Il est très bien que nous soyons ensemble sur une position extrême, qui exclut la possibilité d’un après mais permet en revanche une joie : celle de l’impasse idéale. Respirer tout en ayant conscience de la nullité de notre issue, est la grande excuse de l’existence. Rien n’est perdu dès lors qu’on peut imaginer un vertige joyeux. Nous allons démoraliser la planète par nos sourires [37]. »

Ne pas se départir de ses sourires est sans doute l’extrême politesse de la pensée qui entend sonder la nullité de notre terrestre vagabondage. Ce sourire-là dépasse toutes les critiques car il entend aussi bien la détresse que le transport inattendu de la joie.


[1] Cioran, Cahiers. 1957-1972, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1997, p. 34.
[2] C. Rosset a publié quelques lettres issues de cette correspondance dans son ouvrage Faits divers, Paris, PUF, coll. « Perspectives critiques », 2013, p. 203-215.
[3] C. Rosset, La Force majeure, Paris, Minuit, 1983, p. 96.
[4] C. Rosset, Faits divers, op.cit., p. 202.
[5] Au cours d’un émission de radio, il déclarera par exemple : « Ce n’était pas de la frime son pessimisme. » (France Culture, « Clément Rosset, Le réel et la joie » (4/5), avec Raphaël Enthoven, 22/02/2006).
[6] Cf. « Le mécontentement de Cioran » mentionné précédemment, mais aussi les « Souvenirs sur Cioran » dans Faits divers et les nombreuses évocations du penseur roumain faites par Rosset dans des entretiens.
[7] C. Rosset, Faits divers, op. cit., p. 209. L’article de R. Jaccard s’intitule « Clément Rosset, l’héritier de l’oncle Arthur », Le Monde, 2/12/1983.
[8] Cioran, Cahiers, op. cit., p. 632. Il écrit également le 9 mars 1968 : « Personne n’a aimé la vie plus passionnément que moi et pourtant j’ai vécu comme si elle n’était pas mon élément. » (Ibid., p. 556).
[9] C. Rosset, Esquisse biographique. Entretiens avec Santiago Espinosa, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Encre marine », 2017, p. 22.
[10] Cf. Cioran, « Entretien avec Léo Gillet », in Entretiens, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 1995, p. 69. « Dès l’enfance, je percevais l’écoulement des heures, indépendantes de toute référence, de tout acte et de tout événement, la disjonction du temps de ce qui n’était pas lui, son existence autonome, son statut particulier, son empire, sa tyrannie. » (De l’inconvénient d’être né, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1995, p. 1274).
[11] Il note qu’il ne lui en fit toutefois jamais la remarque.
[12] Cioran, « Entretien avec François Bondy », in Entretiens, op. cit., p. 10.
[13] Cf. C. Rosset, Route de nuit : épisodes cliniques, Paris, Gallimard, coll. « L’infini », 1999, p. 57. Un antidépresseur avait été recommandé à Cioran. Mais ce dernier ne le prenait pas. De même, sa femme Simone ne le souhaitait pas davantage, « estimant que Cioran n’est pas devenu dépressif mais est simplement resté ce qu’il est ».
[14] C. Rosset, Faits divers, op. cit., p. 200.
[15] C. Rosset, Route de nuit, op. cit., p. 85.
[16] Ibid., p. 13.
[17] Ibid., p. 44.
[18] Ibid., p. 9.
[19] Ibid., p. 72.
[20] Ibid., p. 90.
[21] Cioran, Cahiers, op. cit., p. 108.
[22] C. Rosset, Route de nuit, op. cit., p. 108.
[23] Ainsi le texte qui ouvre Le Principe de cruauté, exposant l’« éthique de cruauté » dont il se recommande : « Il n’y a probablement de pensée solide – comme d’ailleurs d’œuvre solide quel qu’en soit le genre, s’agit-il de comédie ou d’opéra-bouffe – que dans le registre de l’impitoyable et du désespoir (désespoir par quoi je n’entends pas une disposition d’esprit portée à la mélancolie, tant s’en faut, mais une disposition réfractaire absolument à tout ce qui ressemble à de l’espoir ou de l’attente). Tout ce qui vise à atténuer la cruauté de la vérité, à atténuer les aspérités du réel, a pour conséquence immanquable de discréditer la plus géniale des entreprises comme la plus estimable des causes ». (C. Rosset, Le Principe de cruauté, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1988, p. 7).
[24] Cioran, Aveux et anathèmes, in Œuvres, op. cit., p. 1724.
[25] C. Rosset a écrit un ouvrage portant ce titre exprimant combien, à ses yeux, l’écriture « est la pensée elle-même ». (C. Rosset, Le Choix des mots, Paris, Minuit, 1995, p. 29).
[26] Cf. C. Rosset, Faits divers, op. cit., p. 45.
[27] Ibid., p. 198.
[28] Le philosophe précise, par ailleurs, dans un entretien qu’il n’aurait certainement pas publié Route de nuit si ces « sautes d’humeur qui sont dramatiques » n’avaient pas été pourvues, à ses yeux, d’un ressort comique. (C. Rosset, « Être heureux, c’est toujours être heureux malgré tout », Entretien avec Nicolas Truong, Le Monde de l’éducation, n°275, 1999).
[29] Cioran, De l’inconvénient d’être né, in Œuvres, op. cit., p. 1278.
[30] C. Rosset, Faits divers, op. cit., p. 199.
[31] Ibid., p. 198.
[32] Ibid.
[33] Ibid., p. 44.
[34] Cioran, « Entretien avec Gerd Bergfleth », in Entretiens, op. cit., p. 156.
[35] Cioran, « Entretien avec Lea Vergine », in Entretiens, op. cit., p. 141. Et le penseur roumain peut écrire à son propre sujet la phrase citée en exergue, en guise de conclusion de son dernier ouvrage, Aveux et Anathèmes.
[36] Cioran, Le Crépuscule des pensées, in Œuvres, op. cit., p. 35.
[37] C. Rosset, Faits divers, op. cit., p. 209.


Résumé

Emil Cioran était l’ami de Clément Rosset. Ce dernier appréciait l’homme, avec lequel, en particulier, il riait beaucoup. Il admirait aussi l’œuvre de Cioran. C’est alors animé d’un regard à la fois exigeant et bienveillant que Rosset s’est attaché à distinguer sa vision tragique du réel du pessimisme de Cioran.

Abstract

Emil Cioran was Clément Rosset’s friend. The latter liked the man, with whom he particularly laughed a lot. He also admired Cioran’s work. It was then animated by a stringent yet benevolent look that Rosset set out to distinguish between Cioran’s pessimism and his tragic vision of reality.

Parution

De plus loin

Billet de confinement - 06/05/20

« Surtout, disons-le lentement… […]. Ne plus jamais rien écrire qui n’accule au désespoir toutes les sortes d’hommes “pressés”. […] se tenir à l’écart, prendre son temps, devenir silencieux, devenir lent, – comme un art, une connaissance d’orfèvre […] au sein d’un âge de “travail”, autrement dit : de hâte, de précipitation indécente et suante qui veut tout de suite “en avoir fini” avec tout ».

Friedrich Nietzsche, « Avant-propos », Aurore, 1886.

Le monde s’est tu et j’ai, pour la première fois, entendu nettement le chant des oiseaux depuis mon appartement. J’ai apprécié ce silence des hommes et cette partition ailée qui fait si souvent défaut dans la vie citadine.

Et puis j’ai senti tout s’éloigner peu à peu : avec le corps des autres, c’est la chaleur de leur affection qui a commencé à se raréfier.

Les figures de proches défunts sont alors revenues avec force dans mon esprit, imaginant chacun d’entre eux se prononcer sur la situation. Qui aurait adopté un ton grave, qui aurait déployé son humour prenant cela avec un détachement plus ou moins feint, qui aurait pris des nouvelles scrupuleusement ou se serait fait plus discret, profitant de ce temps pour se livrer à un recueillement… Cet espace-temps clos sur lui-même exhale cruellement le manque des échos de tous ces êtres aimés. Je vois défiler leurs visages, je devine leurs mots, je me remémore leurs gestes, sachant que je ne les retrouverai jamais.

Bientôt la vie reprendra son tumulte. Je pressens l’agression des bruits et celle des voix envahissant à nouveau l’espace. Je redoute l’afflux des corps, l’image de la foule. Non par crainte d’une infection, mais de la difficulté à supporter le trop-plein du monde. Et l’absence de nos morts s’écrasant sous les semelles des vivants pressés.

Lectures | Sélection 2020

Les livres que j’ai aimés en 2020

 

Littérature, Art

Eva Bester, Léon SpilliaertEva Bester, Léon Spilliaert- Œuvre au noir (Ostende 1881 – Bruxelles 1946) 
Essai | Éditions Autrement, coll. « Essais et documents », 2020
112 pages

« Ses paysages sont des asiles, ses portraits, les effigies de nos âmes sombres.
Avec ses natures mortes, il transcende le réel et rend le banal fantastique.
C’est un alchimiste  : de la boue et la sombreur, il fait du sublime.
Spilliaert donne du panache au spleen. »


Hannelore Cayre, La DaronneHannelore Cayre, La Daronne
Roman | Points, coll. « Points Policier », 2018
192 pages

Une écriture nerveuse et un humour décapant qui font mouche !


Velickovic. Le grand style et le tragiqueJean-Luc Chalumeau (direction scientifique), Velickovic. Le grand style et le tragique
Fonds Hélène & Édouard Leclerc, 2019
216 pages

Catalogue de l’exposition présentée au Fonds Hélène & Edouard Leclerc, Landerneau (15 décembre 2019 – 26 avril 2020).


J. M. Coetzee, Elizabeth CostelloJ. M. Coetzee, Elizabeth Costello
Roman | Points, 2006
Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga du Plessis
320 pages

Elizabeth Costello est une romancière australienne de renom. Mais c’est aussi une femme vieillissante, blessée et fatiguée. Nous la suivons lors d’une tournée de conférences, qu’elle effectue comme elle ferait un dernier tour de piste, vacillant face à la cruauté, au mal et à la mort qui l’attend au tournant. Un texte profond et poignant de J. M. Coetzee.


Arnaldur Indridason, BettýArnaldur Indridason, Bettý
Roman | Points, coll. « Points roman noir », 2012
Traduit de l’islandais par Patrick Guelpa
240 pages

« Je n’ai jamais aussi bien connu une femme et pourtant, aucune ne m’a été autant étrangère. Elle a été pour moi comme un livre ouvert et en même temps une énigme absolument indéchiffrable. »

Du côté de Reykjavík, la perfidie et l’avidité se parent du visage de la séduction, comme sous toutes les latitudes. Mais ici, ils portent le prénom de la magnétique Bettý. Un piège soigneusement ourdi, dont les ficelles nous sont révélées avec la minutie d’un art maîtrisé sous la plume d’Indridason. Palpitant.


Arnaldur Indridason, Le Lagon noirArnaldur Indridason, Le Lagon noir
Policier | Points, coll. « Points Policier », 2017
Traduit de l’islandais par Éric Boury
384 pages

Deux enquêtes menées par Marion et Erlendur composent Le Lagon noir. La première concerne le meurtre d’un Islandais, prénommé Kristvin. Le lien avec la base militaire américaine est rapidement établi. Les investigations seront difficiles sur fond de guerre froide. La seconde enquête s’intéresse à un dossier « froid » : la disparition d’une jeune fille, vingt-cinq ans auparavant, alors qu’elle se rendait à l’école. Erlendur veut percer le mystère de celle-ci. Il n’est alors qu’un jeune inspecteur âgé de trente-trois ans, mais son intérêt pour les êtres disparus est déjà manifeste. Cet intérêt qui ne le lâchera plus…

Alors que Marion demande à Erlendur :

– Mais qu’est-ce qui est tellement instructif ? Ces gens qui se sont perdus ? Ceux qui sont morts ? Qu’est-ce que tu vois d’intéressant là-dedans ?
[…]
– Ce n’est peut-être pas forcément… peut-être pas uniquement la question de ceux qui meurent ou qui se perdent, mais plutôt…
– Oui ?
– … plutôt de ceux qui restent, ceux qui doivent lutter contre les questions laissées en suspens. C’est peut-être ça qui est le plus intéressant.
[…]
– Je crois que les gens qui ont vécu un deuil traumatisant ont l’impression d’être eux-mêmes un peu morts, il m’est difficile d’être plus clair.


Arnaldur Indridason, Les fils de la poussièreArnaldur Indridason, Les fils de la poussière
Roman | Éditions Métailié, coll. « Bibliothèque Nordique », 2018
Traduit de l’islandais par Eric Boury
304 pages


Arnaldur Indridason, Le DuelArnaldur Indridason, Le Duel
Policier | Points, coll. « Points Policier », 2015
Traduit de l’islandais par Éric Boury
408 pages

 


Pierre Loti, Le livre de la pitié et de la mortPierre Loti, Le livre de la pitié et de la mort inclus Vie de deux chattes
Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2013
224 pages

« J’ai vu souvent, avec une sorte d’inquiétude infiniment triste, l’âme des bêtes m’apparaître au fond de leurs yeux – l’âme d’un chat, l’âme d’un chien, l’âme d’un singe, aussi douloureuse pour un instant qu’une âme humaine, se révéler tout à coup dans un regard et chercher mon âme à moi, avec tendresse, supplication ou terreur… Et j’ai peut-être eu plus de pitié encore pour ces âmes des bêtes que pour celles de mes frères, parce qu’elles sont sans parole et incapables de sortir de leur demi-nuit, surtout parce qu’elles sont plus humbles et plus dédaignées. » (Vies de deux chattes)


Hubert Mingarelli, La Terre invisibleHubert Mingarelli, La Terre invisible
Roman | Points, 2020
120 pages

« “Pourquoi vous faites ces photos ?” Je restai silencieux, il n’insista pas. La question ne m’était pas destinée. Elle n’avait été ni murmurée ni posée à haute voix, on aurait dit un souffle de vent échappé de vents déchaînés et lointains, nous frôlant à peine et continuant sa course à travers champ. »


Tommy Orange, Ici n'est plus iciTommy Orange, Ici n’est plus ici
Roman | Albin Michel, 2019
Traduit de l’américain par Stéphane Roques
352 pages


Frédéric Pajak, Manifeste incertain 9Frédéric Pajak, Manifeste incertain 9
Avec Pessoa. L’Horizon des événements. Souvenirs. Fin du Manifeste

Éditions Noir sur Blanc, 2020
352 pages

 


Annie Saumont, Ce soir j'ai peurAnnie Saumont, Ce soir j’ai peur
Roman | Julliard, 2015
144 pages

Jane, étudiante en gymnastique, a empoisonné Pierre, son amant de vingt ans plus âgé qu’elle. Quels sont les motifs réels de cet assassinat ? Ce sont les remords de Jane et les sombres méandres de son âme qu’Annie Saumont nous invite à sonder au fil de son écriture subtile et percutante.


Bernhard Schlink, OlgaBernhard Schlink, Olga
Roman | Gallimard, coll. « Folio », 2020
Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary
320 pages

« Face à la neige et à la glace, aux armes et à la guerre, là vous vous sentez à la hauteur, vous les hommes, mais pas face aux questions d’une femme. »

Intelligence, sensibilité, profondeur. C’est avec ces qualités que l’écrivain nous dresse le superbe portrait d’Olga. Une femme lucide quant aux illusions et à la lâcheté des hommes, mais qui sait les aimer jusque dans leurs failles les plus sombres. Au prix d’une solitude et d’une tristesse sans bornes…


Vanessa Springora, Le ConsentementVanessa Springora, Le Consentement
Grasset, 2020
216 pages


Tarjei Vesaas, Le Palais de glaceTarjei Vesaas, Le Palais de glace
Roman | Babel, 2016
Traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud, Babel, 2016
224 pages

Le lien immédiat qui unit les deux fillettes Siss et Unn. Et, derrière cette chaleur naissante, la glace qui fascine et emprisonne… Un texte magnifique de Tarjei Vesaas.


Philosophie, ethnologie

Étienne Bimbenet, L'animal que je ne suis plusÉtienne Bimbenet, L’animal que je ne suis plus
Essai | Gallimard, coll. « Folio essais », 2011
512 pages

 


Chapouthier et Nouët, Les droits de l'animal aujourd'huiGeorges Chapouthier et Jean-Claude Nouët (textes réunis par), Les droits de l’animal aujourd’hui
Corlet Publications, coll. « Panoramiques », 1997
244 pages

Avec les textes de : Françoise Armengaud, Thierry Auffret van der Kemp, Jean-Jacques Barloy, Monique Bourdin, Florence Burgat, Albert Brunois, Georges Chapouthier, Philippe Diolé, Sylvie Frackowiak, Elisabeth Hardouin-Fugier, Alfred Kastler, Robert Mallet, Thierry Maulnier, Théodore Monod, Jean-Claude Nouët, Jean Proteau, Étienne Wolff et Marguerite Yourcenar.


La question animaleCollectif, La question animale
Revue Études – Les Essentiels, 2020
128 pages

Avec les textes de : Éric Charmetant (préface), Jocelyne Porchet, Dominique Lestel, Laurence Devillairs, Alain Prochiantz (entretien), André Wénin.


T. C. McLuhan, Pieds nus sur la terre sacréeT.C. McLuhan (textes rassemblés par), Pieds nus sur la terre sacrée
(Extraits I, II)
Gallimard, coll. « Folio Sagesses », 2015
Traduit de l’anglais (Canada) par Michel Barthélémy
128 pages

Cet ouvrage reprend les deux premières parties de Pieds nus sur la terre sacrée (qui en comprend quatre).


Arthur Schopenhauer, Journal de voyageArthur Schopenhauer, Journal de voyage
Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 1989
Traduit de l’allemand et préfacé par Didier Raymond
352 pages


Bande dessinée

Les Vieux Fourneaux - Tome 6Wilfrid Lupano et Paul Cauuet, Les Vieux Fourneaux
Tome 6, L’Oreille bouchée
Bande dessinée | Dargaud, 2020
Scénariste : Wilfrid Lupano – Dessinateur : Paul Cauuet


Voutch, De surprise en surpriseVoutch, De surprise en surprise 
Dessins d’humour | Le cherche midi, coll. « Bibliothèque du dessinateur », 2020
64 pages

Le Consentement

« Ce n’est pas mon attirance à moi qu’il fallait interroger, mais la sienne. »

Vanessa Springora, Le ConsentementVanessa Springora a attendu trois décennies avant d’écrire cet ouvrage consacré à sa relation avec l’écrivain Gabriel Matzneff, alors quinquagénaire, tandis qu’elle était âgée de quatorze ans. Le temps pour elle de la nécessaire distance intérieure pour affronter la figure nauséabonde de G., ainsi qu’elle le nomme dans son livre, afin non seulement de « prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre », mais aussi d’être capable de mettre les mots sur la vulnérabilité de l’adolescente qu’elle était.

Le Consentement est ainsi l’ouvrage d’une femme disposant du recul suffisant lui permettant d’écrire avec maîtrise et sincérité sur ce qu’elle a subi. Le texte parvient, en effet, à nous livrer un témoignage armé d’une écriture à la fois précise et questionnante.
Précise : l’emprise dont elle a été victime se dégage nettement de ses mots s’essayant à retracer ce parcours « amoureux » avilissant et destructeur.
Questionnante : la difficulté à se reconnaître comme une victime, la torture intérieure que ce débat a engendrée : « comment admettre qu’on a été abusé, quand on ne peut nier avoir été consentant ? » Et, au bout du compte, l’image de soi qui tremble tellement que la capacité à faire confiance à nouveau à un homme et à s’y attacher semble impossible à atteindre.

Vanessa Springora ne cherche pas à étiqueter les coupables, mais à comprendre l’aveuglement et la complaisance de certains, ou encore l’abandon des autres oubliant son âge véritable.
À quatorze ans, on ne peut consentir, puisque notre conscience n’est pas suffisamment éclairée pour que ce terme acquière son véritable sens. Nouer une relation à quatorze ans avec un adulte qui en a cinquante, bénéficiant qui plus est de l’aura de l’écrivain, c’est être victime de l’emprise psychologique dudit adulte qui ne pense qu’à assouvir son propre désir, occultant en cela la nature de l’engagement de l’adolescent qu’il entraîne dans sa spirale et dont il utilise les failles à son profit : famille disloquée, père absent… « Le manque, le manque d’amour comme une soif qui boit tout, une soif de junkie qui ne regarde pas à la qualité du produit qu’on lui fournit et s’injecte sa dose létale avec la certitude de se faire du bien. Avec soulagement, reconnaissance et béatitude. »

À quatorze ans, on devrait être nommé « victime » et rien d’autre et susciter la protection des adultes.
Et si, à côté d’autres témoignages passés inaperçus, celui de Vanessa Springora, en raison de son exposition médiatique et de la justesse de ses analyses, peut permettre à d’aucuns de reconnaître enfin cela, alors ce livre demande à être lu.

Le Consentement
Vanessa SPRINGORA
Grasset, 2020
216 pages